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Nos Lecteurs ont la Parole - Adib Y. TOHMÉ

L’insoutenable inégalité des êtres

« À celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l'abondance, mais à celui qui n'a rien, il sera tout pris, même ce qu'il possédait », est-il écrit dans l'Évangile. Et si cette parabole résumait la situation des pauvres et des riches aujourd'hui ?
Cela étant, le véritable enjeu de notre époque, ce n'est pas tant d'éradiquer la pauvreté ou de combattre la richesse, c'est surtout de résoudre l'insoutenable creusement des inégalités au sein d'une même société entre une minorité qui accumule les richesses et une majorité qui bascule inexorablement dans la pauvreté.
Mais avant tout, c'est quoi être pauvre ? C'est naturellement avoir moins d'argent que les autres. Être riche, a contrario, c'est l'opposé. Cette définition est d'une affligeante banalité, je l'admets, mais je m'arrête là. Je ne vais pas rentrer dans les définitions et mesures de la pauvreté et de la richesse. Je vais considérer certaines choses de la vie à travers les regards contradictoires des pauvres et des riches. Pour les pauvres, l'argent, c'est du temps. Pour les riches, le temps, c'est de l'argent. C'est d'une polarité parfaite, comme dans un miroir où la même chose est à la fois elle-même et son contraire. Et le temps, c'est le récit d'une vie qui passe. Une addition ou un bilan, c'est le résumé de cette vie. Mais que vaut une vie ? La vie a-t-elle un prix ? Pour les uns, l'argent, c'est du temps, parce qu'il s'agit sans cesse de tenir jusqu'à la prochaine source de revenu, la prochaine paie. Quand les revenus s'épuisent, le temps est dévalorisé parce que celui qui a du temps n'est plus en mesure de le convertir en argent. C'est un temps maudit dans lequel le pauvre cherche à trouver une ressource pour colmater les brèches, pour gagner du temps. Et le temps qui sépare le présent sans argent du moment où arrivera une ressource est une lutte permanente qui laisse peu de place à la conscience rêveuse ou à la pensée pure. C'est une lutte acharnée avec les chiffres, celui d'un être à découvert, obligé de se raconter, d'exposer sa vie à nu, de quémander, d'implorer, d'offrir sa vie ou sa voix en échange d'une aide ou d'un service. Le temps gagné, c'est un temps payé à crédit, c'est une dette qui occupe toute sa vie et l'enferme dans une dépendance totale vis-à-vis du pourvoyeur de ce crédit, que ce soit une banque, un usurier, la famille, le chef ou les amis. C'est ce qu'on appelle solidarité. Pour les autres, le temps, c'est de l'argent, le temps produit de l'argent et donne à son détenteur le pouvoir de choisir entre le loisir et le travail. Pour lui le travail devient loisir et le loisir devient travail. L'argent devient un formidable moyen de transport qui permet à son possesseur de franchir les barrières sociales et de s'affranchir des frontières nationales. C'est ce qu'on appelle mobilité.
Quand le pauvre prend la parole, personne ne l'écoute. Quand il tombe, personne ne l'entend tomber. Il endure une violence permanente, celle de l'indifférence. La riche, par contre, tout le monde l'écoute, même s'il répète des débilités. Et tout le monde consent qu'il a du genre, même s'il est d'une laideur incontestable.
Quand on est riche, on recourt au crédit pour s'enrichir. Cela s'appelle investir. L'emprunt contracté s'appelle effet de levier et il est censé démultiplier les profits et diversifier les investissements. Quand on est pauvre, on s'endette pour s'appauvrir. Cela s'appelle le crédit à la consommation avec un taux d'intérêt bien plus élevé et des conditions de remboursement bien plus sévères. Et les pauvres sont des machines formatées pour consommer. Dans la banque, le pauvre fait la queue devant le guichet tenant sa note de créance dans la main et essayant d'esquiver le regard vicieux de l'employé(e) de banque et son commentaire laconique « tu dois couvrir ton découvert bancaire ». Le riche, par contre, entre directement dans le bureau du directeur. On lui déroule le tapis rouge et on lui offre une tasse de café, tout cela avec un grand sourire dénotant un plaisir appuyé de l'avoir chez nous. Même si, statistiquement, les pauvres ne sont pas plus mauvais payeurs que les riches.
Mais attention, ce n'est pas du tout pas cher d'être pauvre. Au contraire, être pauvre, c'est payer plus cher que les autres pour se loger, se déplacer, s'assurer, se soigner, téléphoner. Le mètre carré de loyer coûte plus cher. Le contrat d'assurance est moins favorable. La minute téléphonée est plus onéreuse. La réparation de la voiture, achetée usagée, coûte une fortune. L'inflation subie par les pauvres est plus importante que celle calculée pour l'ensemble de la population. Pour les pauvres les prix augmentent plus vite.
Le riche pense au pouvoir et son problème est une question de priorité : accéder au pouvoir pour faire de l'argent ou faire de l'argent pour prendre le pouvoir. Le pauvre ne pense pas au pouvoir. Il constitue un élément interchangeable d'une multitude qui acclame le riche. Les pauvres vont s'appauvrir davantage et les riches s'enrichir encore plus. Selon toutes les prévisions économiques, cette tendance va s'aggraver avec le temps et le fossé social va s'enfoncer encore plus. Chacun vivra dans son monde, des îlots de luxe barricadés et surveillés au milieu d'un champ de ruines où poussent des habitations surpeuplées. Et le fils du pauvre va finir par travailler chez le fils du riche. Les uns ont peut-être du talent mais celui-ci reste refoulé parce que noyé dans la masse des attestations scolaires puis des diplômes universitaires délivrés à tout le monde, aux talentueux comme aux médiocres. Les autres n'ont pas besoin de talents, ils cherchent leurs diplômes ailleurs et construisent leur carrière dans la boîte de papa.
Quand le riche meurt on dira de lui que c'est un homme vertueux même s'il a été dans sa vie un escroc ou un criminel. Il laissera un héritage à transmettre que se partagent et se disputent ses successeurs. Le pauvre, lui, meurt comme il a vécu, à crédit. Rien à transmettre, rien à recevoir. Les petites dettes seront abandonnées sans mot dire. Et les frais des pompes funèbres seront réglés à crédit par les membres de la famille qui ne se sont pas encore dérobés.
Cette comparaison est exagérée et ne vise à décrire ni la pauvreté ni la richesse. Elle pointe du doigt le problème de l'inégalité qui se creuse et devient insoutenable, menaçant l'implosion de la société. Quel que soit le nom qu'on lui donne, lutte conte les privilèges, les féodalités, les rentes, la distribution inégale des ressources, la pauvreté, qu'importe. L'important, c'est de donner à chacun l'opportunité d'exercer son talent et de montrer son vrai potentiel. L'égalité, c'est une égalité des chances et des opportunités et une égalité devant la loi. Tout le monde convient que le fils du pauvre, quoique talentueux, n'a pas la même opportunité de poursuivre la même éducation et la même carrière que le fils du riche. Cela n'est pas seulement injuste, c'est aussi coûteux. L'inégalité extrême est un gaspillage de talents et, combinée avec les autres gaspillages de ressources dont nous sommes friands, c'est le meilleur moyen de ruiner une économie. Il ne s'agit pas de pénaliser les riches ou d'assister les pauvres, il est surtout question de rendre notre économie plus juste, de tracer des frontières (toujours le problème de tracé de frontières) entre ce qui est commun et ce qui est individuel, entre les droits collectifs comme le droit à la culture, à l'éducation, à la santé, à la nourriture, à l'eau, au logement et les droits privés, entre ce qui est vendable et ce qui ne l'est pas comme la dignité humaine. Rendre notre économie plus juste, c'est-à-dire moins inégalitaire, c'est le seul moyen de la rendre créatrice de richesse.

« À celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l'abondance, mais à celui qui n'a rien, il sera tout pris, même ce qu'il possédait », est-il écrit dans l'Évangile. Et si cette parabole résumait la situation des pauvres et des riches aujourd'hui ?Cela étant, le véritable enjeu de notre époque, ce n'est pas tant d'éradiquer la pauvreté ou de combattre la richesse, c'est...

commentaires (1)

Tres interessant et veridique...

Michele Aoun

23 h 34, le 30 août 2014

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Commentaires (1)

  • Tres interessant et veridique...

    Michele Aoun

    23 h 34, le 30 août 2014

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