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Adolescences

Dimanche, cela fera trente-neuf ans. On ne dit plus « déjà ». Le souvenir des grandes tragédies n'a qu'une date : hier. Quel âge avaient tes parents ? Huit, dix, quinze ans ? Quelle a pu être leur adolescence durant les longues années de terreur qui ont suivi ce jour fatidique ? Que sais-tu d'ailleurs, de ces années-là ? Qu'en saurais-tu, personne n'en parle. Dans ton livre d'histoire, l'histoire s'arrête au seuil de la guerre civile. C'est logique, après tout. Si le but est de vous enseigner l'histoire de votre pays, quel intérêt y aurait-il à vous raconter un non-pays ? Mais on a tort d'entretenir ce silence, ce misérable secret de famille. Car en vérité, toi, l'enfant du troisième millénaire, toi qui n'as pas toujours été épargné par les répliques de ce grand chaos, tu devrais savoir d'où tu viens.

 

Bien sûr, on t'a montré des photos. Pas beaucoup. On ne prenait pas beaucoup de photos en ce temps-là ; et puis il a fallu déménager, errer, émigrer, les albums se perdaient. Il y a bien ce fameux cliché de ton père, frimant avec un kalachnikov déjà antédiluvien pour l'époque. Et ça, c'est la chambre à coucher de tes grands-parents, fracassée par un obus de mortier, et toute la mythologie familiale qui va avec : ton grand-père qui faisait la sieste sur ce même lit s'était levé à moins une pour prendre un café. Il l'a échappé belle. Jamais photo plus horrible n'aura suscité commentaires plus joyeux. Et là, c'est ta mère, à la plage, plissant les yeux sous le soleil, corps de déesse, cheveux au vent. On allait donc à la plage ? Oui, à la première « accalmie ». C'était fou, mais on était fous. On était comme des animaux en cage. Quand on sortait enfin, on découvrait une ville à chaque fois un peu plus défigurée. Il y avait des embouteillages terrifiants. Tout le monde voulait prendre l'air en même temps. Les routes étaient labourées, bordées de carcasses de véhicules, parfois même de cadavres. Les régions sûres étaient de plus en plus réduites. On se sentait de plus en plus à l'étroit. On fumait des trucs, on buvait des choses, on subsistait de substances. Il fallait tenir la peur à distance. La guerre avait une odeur, surtout l'été. L'odeur de pourriture des réfrigérateurs. L'odeur de cave et de renfermé. L'odeur de suif des mauvaises bougies qui éclairaient ces nuits sous les bombes où l'on attrapait des fous rires pour un rien. L'odeur du soufre quand l'explosion avait lieu au coin de la rue, l'odeur de désinfectant qui remplaçait l'eau quasi inexistante. Cela faisait bizarre d'imaginer qu'ailleurs, partout ailleurs, la vie se poursuivait normalement, banalement, alors qu'au Liban se déroulaient en temps réel les derniers jours de l'humanité.


Dans cette atmosphère de fin du monde, tu n'étais même pas un projet. Enfant de rescapés, forcément, ta présence aujourd'hui est en soi un miracle. À ce titre, on t'adule, on te gâte, on te protège, on te surprotège, on t'étouffe. Tu ignores tout de cette guerre-là, mais elle court dans tes veines, dans tes gènes. C'est à cause d'elle que ton portable sonne plus que de raison (encore ta mère), à cause d'elle que ta vie est hérissée d'angoisse. À cause d'elle que tu vas bientôt partir. Mais reviendras-tu...

Dimanche, cela fera trente-neuf ans. On ne dit plus « déjà ». Le souvenir des grandes tragédies n'a qu'une date : hier. Quel âge avaient tes parents ? Huit, dix, quinze ans ? Quelle a pu être leur adolescence durant les longues années de terreur qui ont suivi ce jour fatidique ? Que sais-tu d'ailleurs, de ces années-là ? Qu'en saurais-tu, personne n'en parle. Dans ton...

commentaires (4)

Superbe! Que de souvenirs affreux....Pourtant on etait encore insouciants et on pensait que ca allait finir un jour ou l'autre car on etait adolescents justement. Meme une fois devenus adultes, on est reste optimiste un bon bout de temps. C'est qu'on ne savait pas, on ne comprenait pas.Puis avec l'age, la realite, on a compris. On a compris surtout que la guerre n'allait jamais finir. Aucun Libanais n'est heureux sur terre: ni celui qui a quitte pour de bon, ni celui qui est reste et, ni surtout, celui qui passe sa vie a faire la navette entre le Liban et l'etranger et qui ne sait que faire pour son avenir et ses enfants...

Michele Aoun

17 h 50, le 10 avril 2014

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Commentaires (4)

  • Superbe! Que de souvenirs affreux....Pourtant on etait encore insouciants et on pensait que ca allait finir un jour ou l'autre car on etait adolescents justement. Meme une fois devenus adultes, on est reste optimiste un bon bout de temps. C'est qu'on ne savait pas, on ne comprenait pas.Puis avec l'age, la realite, on a compris. On a compris surtout que la guerre n'allait jamais finir. Aucun Libanais n'est heureux sur terre: ni celui qui a quitte pour de bon, ni celui qui est reste et, ni surtout, celui qui passe sa vie a faire la navette entre le Liban et l'etranger et qui ne sait que faire pour son avenir et ses enfants...

    Michele Aoun

    17 h 50, le 10 avril 2014

  • Nous avons bâclé notre adolescence, nous avons fui comme des rats. Avril 75fut terrible comme date mais l’espoir était quand même grand , aujourdhui on se sent plus que jamais défaitistes .

    Sabbagha Antoine

    13 h 02, le 10 avril 2014

  • Votre texte est magnifique et tellement mélancolique… vous nous évoquez ces moments forts, parfois douloureux et souvent nostalgiques, chargés en émotions de notre adolescence, ces moments qu’on a haï autant qu’aimé… ces moments jalousement conservés dans notre mémoire profonde : les « rounds », les « accalmies », les « odeurs » la rue, le bruit des obus… tout revient d’un coup…. Et la si triste vérité : « Cela faisait bizarre d'imaginer qu'ailleurs, partout ailleurs, la vie se poursuivait normalement, banalement, alors qu'au Liban se déroulaient en temps réel les derniers jours de l'humanité. » Vous avez dit 39 ans ????

    Nadine Naccache

    12 h 19, le 10 avril 2014

  • Boulversant... Superbe..... c'a m'a pris aux tripes!! Merci

    Cabbabe Nayla

    12 h 12, le 10 avril 2014

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