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À La Une - Conférence

La démocratie dans le monde arabe serait-elle impossible ?

Deux chercheurs, Vincent Geisser et Nicolas Dot-Pouillard, se penchent sur les erreurs commises par les observateurs depuis le début des printemps arabes, et sur la désillusion générée par ceux-ci.

L’armée égyptienne qui, en 2011, a contribué à la révolution se retrouve aujourd’hui dans l’autre camp, celui de la contre-révolution, surtout depuis la déposition du président islamiste élu Mohammad Morsi, au mois de juillet.  Asma Waguih/Reuters

« La révolution doit apprendre à ne pas prévoir », affirmait déjà Napoléon Bonaparte au XIXe siècle. Et pourtant, ce fut l’erreur commise par tous, ou presque, dès le début des soulèvements populaires qui ont secoué, et continuent de le faire, le monde arabe, d’après Vincent Geisser (chercheur CNRS/IFPO) et Nicolas Dot-Pouillard (chercheur IFPO), lors d’une conférence organisée par l’IFPO et l’Institut français du Liban, à Beyrouth.


Il est indéniable, conviennent les deux experts, que les médias, les observateurs, les gouvernements, et même les contestataires dans le monde arabe comme occidental ont été portés par un sentiment d’espoir quasi naïf quant à l’avenir des pays touchés par les vagues de contestations. Pour Vincent Geisser, ce « processus de “mythification” a contribué à nous rassurer d’un orientalisme refoulé », mais ce mythe « virginal » a rapidement été remplacé par un pessimisme anxiogène, à la réalisation d’une dictature inéluctable, et par un doute lancinant quant aux processus révolutionnaires en cours. Ces dites « révolutions » n’auraient-elles donc été que des défoulements populaires face à des gouvernements paternalistes ? Les « nouveaux/anciens » philosophes, rappelle M. Geisser, ont eu tôt fait d’affirmer que les « Arabes ne sont pas faits pour la démocratie », les comparant à des enfants manipulant grossièrement un nouveau jouet dont ils n’ont que faire, avant de le casser. Cela peut donner lieu à des interrogations sur la nature même de ces mouvements protestataires, s’ils sont « bons » ou « mauvais ».


Plus tard, la désillusion a remplacé les « analyses » à l’emporte-pièce. Si certains observateurs ont, il faut l’admettre, montré un peu plus de modération et de distance face à la situation dans certains pays arabes, cela tient du fait qu’ils ont pris en compte les contextes et surtout l’histoire de chacun de ces pays.

 


Autoquestionnement
Une autre erreur aura été que les prévisions, qu’elles soient optimistes ou non, se soient focalisées essentiellement sur la temporalité courte de ces soulèvements : manifestations, réactions, élections... alors que ces « secousses ne sont jamais qu’un épisode dans un film à temporalité longue », c’est-à-dire s’étalant sur plusieurs années, sinon plus.
La nécessité d’un autoquestionnement de la part des observateurs, profanes (médias...) ou pas, s’impose donc, pour Vincent Geisser. Sans céder à l’illusion que les événements auxquels nous assistons aujourd’hui étaient prévisibles, il faut admettre que des indices étaient bien présents. « On n’aurait pas prévu “le grand soir arabe”, mais on aurait eu des éclaircissements » quant aux scénarios susceptibles de se dérouler. Le spécialiste explique cela en grande partie par le fait que les observateurs sont restés embourbés, « prisonniers de concepts formatés par nos propres institutions, ONG... », par des positions conformistes myopes générées par ce qu’il appelle une « société civile préfabriquée ».


À l’époque des dictatures, affirme-t-il, les chercheurs ont trop vite cédé à cette tentation d’affirmer que des révolutions renverseraient des régimes autoritaires. Cette « société civile préfabriquée » a ainsi « caché », intentionnellement ou pas, les avertissements plus secrets d’une société « incivile » qui, elle, a prévu ce qui s’est passé et se passe encore, « refusant de céder au culte de l’immédiat ». À noter que la focalisation des chercheurs (révolution-répression-normalisation) est « trompeuse et non applicable », assène M. Geisser. Il n’y a pas de modèle ou de processus révolutionnaire ou démocratique préfabriqué, et « les changements peuvent n’être que partiels ».

 


La nature même des révolutions...
Il faudrait donc arrêter de débattre sur la nature bonne ou mauvaise de ces révolutions, car elle n’est pas pertinente pour comprendre les dynamiques à l’œuvre. S’il faut revenir à l’époque de la Révolution française de 1789, relève l’expert, nous n’assistons jamais qu’au passage d’une « légitimité à une autre ». Il donne également l’exemple de Claude Lefort, un philosophe français connu pour sa réflexion sur la notion de totalitarisme, à partir de laquelle il a construit dans les années 1960 et 1970 une philosophie de la démocratie, et qui ne se limite pas aux rapports (de force) entre l’opposition et le pouvoir, mais se penche aussi sur les principes et les valeurs de légitimation même ; Lefort estime qu’on ne peut séparer l’action de la représentation. Une analyse des idées et des comportements, en plus des révolutions mêmes, s’impose, ajoute-t-il. L’horizon démocratique des valeurs, des attitudes, se heurte à un comportement précis et n’est pas facile à percevoir : il est hybride, schizophrénique et paradoxal. Pour illustrer cette idée, il donne l’exemple de la gauche tunisienne « qui reproche le passage de l’autoritarisme imberbe de Ben Ali à un autoritarisme à barbe, tout en condamnant une chute éventuelle, et voulue par certains, du régime de Bachar el-Assad » en Syrie.


Même son de cloche pour Nicolas Dot-Pouillard qui estime que certaines idées se doivent d’être dépassées, et qu’un travail de « déconstruction » s’impose, s’interrogeant sur la justesse de l’expression « transition démocratique ». Ce terme, qui a beaucoup été utilisé pour parler du monde arabe, notamment dans les années 1990, semble toutefois insuffisant à l’heure actuelle, relève le chercheur, car il suggère une « vision étapiste » (avant-après), homogène et linéaire, et qui peut être critiquée parce que certains éléments actuels « ne s’y inscrivent pas ». Cette vision a aussi tendance à évacuer certaines thématiques, comme le fait que les premiers soulèvements portaient notamment sur l’économie et le chômage, rappelle-t-il.


Prenons par ailleurs l’exemple de la Tunisie, où il y eut des « discours » sur l’utilisation des réseaux sociaux, sur une nouvelle jeunesse politique, et surtout sur les « fins » annoncées : fin de l’autoritarisme, fin de l’islam politique... Mais le propre de la révolution justement, estime M. Dot-Pouillard, est de réactiver le passé et de remonter le cours de l’histoire. Est-il possible de comprendre les révolutions actuelles sans se référer au passé ? Comment comprendre, par exemple, l’insurrection des régions centrales en Tunisie sans remonter à la colonisation française ?
Et pour ce qui est de l’Égypte, le rapport de force opposant l’armée aux Frères musulmans n’est en fin de compte pas nouveau et « relève de la continuité historique », explique l’expert, citant pour illustrer cette idée le philosophe Daniel Bensaïd : « Les révolutions ont le propre de rouvrir les dossiers non classés. »

 


Catégories brouillées
Une autre idée qui reste à dépasser, pour M. Dot-Pouillard, est que ces révolutions opposent le peuple au régime. Toutefois, observe-t-il, près de trois ans après le début de ces soulèvements, les peuples mêmes semblent divisés. Trois conflits ont été générés par les mouvements de contestations, comme nous pouvons notamment le voir en Égypte et en Syrie : peuple vs régime, régime vs régime, et peuple vs peuple. Les « catégories » de révolutionnaires s’en retrouvent donc « partiellement brouillées », comme en Égypte où l’armée qui, en 2011, a contribué à la révolution se retrouve aujourd’hui dans l’autre camp, celui de la contre-révolution, surtout depuis ce que l’expert appelle résolument le « coup d’État » contre le président islamiste élu puis déchu, Mohammad Morsi, au mois de juillet.


Comme Vincent Geisser, Nicolas Dot-Pouillard estime que ces mouvements contestataires des pays arabes s’inscrivent dans un temps long, tout comme la « Révolution française qui n’est toujours pas terminée » et continue d’être aujourd’hui l’objet d’un débat. « Les révolutions ne fonctionnent pas selon un acte de naissance et de décès », affirme-t-il, reprenant de nouveau les paroles d’un philosophe, cette fois-ci Gilles Deleuze, pour illustrer cette idée : « On recommence toujours par le milieu. » Il n’y a jamais de continuité dans l’histoire, estime-t-il, refusant finalement de répondre à la question que pose l’intitulé de la conférence concernant la possibilité d’une démocratie sous quelque forme qu’elle soit dans le monde arabe : « L’histoire n’est jamais close, comme ces révolutions ne sont jamais closes non plus, et elles continueront d’être un objet de débat quant à leur idéologie. »

 

 

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