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Claire Gebeyli, l’envol d’une princesse

Claire,
l’autre soir, nous riions, en sortant du journal, rédacteurs, maquettistes, chefs d’atelier et gardiens, tous sommés de déplacer nos voitures par une équipe d’ouvriers chargés de l’asphaltage de l’autoroute qui passe devant l’immeuble où nous travaillons.
Détente inattendue pour nous autres, plongés chacun dans la fabrication du journal, comme des ouvriers à la chaîne qui se côtoient sans toujours se voir, se saluent et se disputent sans s’attarder et rentrent chez eux fourbus, se saluant furtivement avant de se tourner le dos.
Tu sais bien ce que je veux dire, Claire, toi qui a longtemps été des nôtres, avant qu’une maladie de l’oubli ne te vole progressivement la mémoire. Toi qui savais prêter ta plume à plus d’un, faire passer les autres avant toi-même ; toi la poétesse, qui avec Andrée Chédid, Nadia Tuéni et quelques autres, opposiez aux destructions de la guerre la vie même qui vous tenait aux entrailles, avec des fulgurances venues des bourrasques solaires.
Oui Claire, toi née à Alexandrie comme Georges Schéhadé, dans cette cité cosmopolite modèle d’un brassage des cultures qui pour toi signifiait humanité et ouverture, tu savais combien les travailleurs se ressemblent. Et la preuve, c’est qu’au temps des loups, de l’abandon et de la déraison, tu publiais L’Enfant délinquant, Tribunaux pour enfants, Poésies latentes, Mémorial d’exil, La Mise à jour et Cantate pour l’oiseau mort, récoltant les prix pendant que tu continuais à semer, « cherchant un été » pour toi et les tiens, dans l’hiver et le froid.
Oui Claire, ta formation à l’Institut supérieur des sciences sociales d’Athènes ou à la faculté des beaux-arts d’Alexandrie, tu la mettais bien à profit, épouse puis mère, cumulant gracieusement les deux sensibilités si rares dans une personne : la sensibilité sociale et la sensibilité esthétique. C’est d’ailleurs ce qui te valut d’être accréditée auprès du Programme de développement des Nations unies entre 1968 et 1988, ou de prendre en main, en raison de ta spécialisation dans les domaines psychologique et de la santé, la page médicale de L’Orient-Le Jour, d’enseigner à l’Université Saint-Joseph, avant d’être nommée membre de l’Académie des sciences de New York.
Oui, tu as certes récolté bien des distinctions, comme la Croix d’or du mérite grec, le Prix international Edgar Allan Poe et le Prix Albert Camus, mais tu as été surtout irréprochablement décente et engagée, un modèle et une source d’inspiration pour toute une génération de femmes libanaises et arabes.
Nous plaisantions et riions avec ces ouvriers de nuit, nos complices, et il ne fallut pas trop parlementer pour qu’ils se montrent compréhensifs. Ils ne demandaient pas mieux d’ailleurs que de souffler un peu eux-mêmes, et comprirent vite que nous étions aussi impatients qu’eux de fermer l’œil... après avoir raconté aux lecteurs d’un lendemain au bord duquel nous titubions de sommeil que leur pays dévasté va leur rester quand même, que ça va leur coûter quelques morts et quelques mensonges de plus, tribut d’une lutte d’influence que se livrent les nations païennes qui ne savent pas que la guerre a été clouée une fois pour toutes entre terre et ciel, sur une croix dont il ne reste que des brindilles scintillant comme des étoiles invisibles au cou de princesses comme toi. Qui prenait congé.
Claire,l’autre soir, nous riions, en sortant du journal, rédacteurs, maquettistes, chefs d’atelier et gardiens, tous sommés de déplacer nos voitures par une équipe d’ouvriers chargés de l’asphaltage de l’autoroute qui passe devant l’immeuble où nous travaillons.Détente inattendue pour nous autres, plongés chacun dans la fabrication du journal, comme des ouvriers à la chaîne...
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