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À La Une - Reportage

À Abra, un sentiment d’amertume s’empare de la communauté sunnite

Les habitants du secteur touché par les combats entre les hommes d'el-Assir et l’armée libanaise ont découvert l’ampleur des dégâts hier.

Paysage d’apocalypse à Abra au lendemain des combats meurtriers. Photo Ahmad Mantach

Un barrage des commandos de l’armée devant ce qui était le périmètre de sécurité de cheikh Ahmad el-Assir. Une femme les cheveux découverts, accompagnée d’une adolescente en bermuda, demande à un officier : « Mon frère, avez-vous vu mon frère ? Laissez-moi entrer je vous en supplie. Regardez, mon frère travaillait dans cet immeuble là-bas, celui qui est presque entièrement brûlé. Il avait une boutique qui louait des jeux de lumière, des baffles et des chaises pour les soirées et les réceptions de mariage. »


« Nous avons tout ratissé, il ne reste plus de blessés dans ce secteur. Il pourrait y avoir quelques cadavres. Allez chez la Croix-Rouge, cherchez dans les hôpitaux », lui dit-il. « Depuis dimanche nous essayons de lui téléphoner. En vain. Il ne répond pas. Ça sonne interminablement », explique-t-elle. « Peut-être qu’il est parti avec el-Assir... ».
La femme coupe la parole à l’officier, les larmes coulent le long de ses joues : « Mon frère? Avec el-Assir ? Vous devez vous moquer de moi », réussit-elle à articuler avant de tourner le dos et de remonter dans sa voiture.
Un peu plus loin, un homme âgé trébuche sur les débris de verre. Il se blesse la main, s’approche d’un tank de la troupe. Trois commandos effectuent les gestes de premier secours : alcool, coton, sparadrap...
Dans le même secteur un adolescent entre par mégarde dans une ruelle toujours interdite d’accès. Un officier s’approche, lui demande sa carte d’identité, le fouille. « Je suis originaire de Chebaa, mais j’habite le quartier. » L’officier, qui trouve dans la poche de l’adolescent une balle non explosée, le roue de coup. « Je viens de la ramasser dans la rue en guise de souvenir », implore-t-il.


C’est un paysage triste et désolé qui régnait hier sur ce qui était le périmètre de sécurité du cheikh Ahmad el-Assir. Le parvis de la mosquée et les rues qui lui sont adjacentes, dont celle qui abrite les appartements relevant du Hezbollah que l’imam de la mosquée Bilal ben Rabah voulait fermer, s’étaient transformés durant plus de 24 heures en champ de bataille.


Dans la matinée d’hier, ce périmètre sentait toujours l’odeur du caoutchouc brûlé. Les rues étaient jonchées de bris de verre, de feuilles et de branches d’arbres, ainsi que de milliers de douilles de balles de divers calibres. Ici, chaque immeuble a été atteint par des balles ou des roquettes et des appartements entiers, situés notamment aux derniers étages, ont pris feu. Devant les bâtiments, des voitures sont saccagées.


Les commandos de l’armée encerclaient toujours le périmètre et procédaient à faire exploser des bombes et des mines laissées par les hommes d’el-Assir. Nombre d’habitants n’ont pas eu le temps de fuir et ont passé plus de 24 heures coincés chez eux. Certains se sont réfugiés à plusieurs dans des salles de bains sans fenêtre, d’autres dans les corridors des appartements, d’autres encore sur le palier de leur appartement, comme aux pires moments de la guerre du Liban.
D’ailleurs dans les escaliers de nombreux immeubles, l’on pouvait encore voir, en matinée, des chaises en plastique, des coussins, des assiettes à moitié entamées, des bols de yaourt... Hier, ces habitants étaient toujours sans eau ni électricité.

En finir avec el-Assir
Tous disent avoir vécu la peur de leur vie, tous affirment que les bombardements étaient pires que les obus israéliens lancés sur Saïda il y a des dizaines d’années, tous se plaignent du manque d’électricité et d’eau et se demandent si l’État les indemnisera. Mais tous, dans ce quartier mixte de Abra, regroupant des sunnites, des chiites et quelques chrétiens, ne sont pas du même avis, que ce soit concernant le début des affrontements, le point de départ des obus, les appartements occupés par le Hezbollah...
Et la plupart des personnes interrogées veulent préserver l’anonymat. Il y a ceux qui ont peur que les hommes d’el-Assir reviennent, et ceux, constituant une majorité, qui ne font plus confiance à l’État, qui croient dur comme fer que personne ne les protégera, que l’armée ne peut rien contre le Hezbollah, pire encore qu’elle a pris position contre la communauté sunnite.


« C’était l’enfer, les balles partaient de partout. Nous sommes restés de dimanche midi jusqu’à lundi 18 heures dans le couloir. Je n’ai pas eu de dégât », indique Marie. « Je suis contente que l’on en finisse avec el-Assir. Je ne pouvais plus voir ses hommes et leurs barbes... », dit-elle. Les appartements du Hezbollah ? « Je ne les ai jamais vus. Je n’ai jamais vu passer des hommes armés à côté de ma maison... à part ceux d’el-Assir », note cette chrétienne.


Un peu plus loin, Jamil indique : « Je suis sunnite et je suis fier d’être marié à une chiite. J’ai passé la nuit de dimanche à lundi dans la petite salle de bains de mon appartement avec trois membres de ma famille. Les miliciens sont entrés chez mes voisins en pleine nuit et ont investi l’appartement pour tirer sur l’armée. Maintenant c’est fini et je suis content qu’ils soient partis. Je soutiens la résistance et ma bataille est contre Israël. »

 

(Lire aussi : Saïda post-Assir : enquêtes préliminaires, évaluation des dégâts et omniprésence militaire)

La participation du Hezbollah
À proximité de la mosquée Bilal ben Rabah, Tarek raconte qu’il est resté tout au long de la nuit de dimanche à lundi avec son père dans le couloir de l’appartement. Avec ses frères et voisins il parle de la bataille. « Les balles pleuvaient de partout. Je n’avais que trois bougies à la maison. Le courant était coupé et j’ai voulu les économiser. Mes frères et ma mère m’appelaient sur le téléphone de la maison pour me raconter ce qu’ils voyaient à la télé. »
Tarek, comme nombre de ses voisins, ne s’est jamais senti menacé par cheikh Ahmad el-Assir et ses hommes. Au contraire, il se sentait en sécurité. « Il nous protégeait contre les miliciens du Hezbollah qui tiennent des appartements non loin de là », dit-il. Il rapporte que les hommes du Hezb qui montaient la garde à proximité des appartements que cheikh el-Assir voulait fermer passaient à tabac chaque homme qui arborait une barbe ou insultaient les femmes portant le nikab.
Lui, comme tous les habitants du périmètre, s’attendait à ce qu’un jour ou l’autre des combats éclatent entre cheikh el-Assir et le Hezbollah. Il n’a jamais pensé que des affrontements opposeront les hommes de l’imam de la mosquée Bilal ben Rabbah à l’armée libanaise.


Tarek, comme la majorité des habitants du quartier, dénonce « les hommes du Hezbollah qui ont pris part au combat et bombardé à l’aveuglette tout le quartier ». Ces habitants ne peuvent pas et ne veulent pas croire que l’armée libanaise ait pu saccager à ce point les immeubles du secteur.
« J’étais là quand tout a commencé. En arrivant à la maison, j’ai vu l’armée frapper deux des hommes du cheikh el-Assir. J’ai entendu ensuite des coups de feu qui venaient du périmètre de la mosquée et ensuite d’autres coups de feu en provenance des appartements du Hezbollah. Puis ça a commencé. Nous avons été bombardés depuis Haret Saïda toute la nuit », dit-il.
Dans un immeuble voisin, les habitants rapportent qu’ils entendaient les départs des obus de Haret Saïda et ensuite le bruit de leurs explosions dans le quartier. « Ils tiraient sans répit. L’armée ne traite pas les civils de cette façon. Cela relève du travail d’une milice », note Fatima, une sexagénaire.

 

(Lire aussi : « Que faisaient les miliciens du Hezbollah à Majdelioun et Saïda ? » s’interroge le courant du Futur)

 


Une communauté marginalisée
La plupart des habitants de la zone, transformée en champ de bataille, appartiennent à la communauté sunnite. Ils manifestent leur tristesse et leur amertume. Ils affirment que le Hezbollah est fort et que même l’armée et toutes les institutions de l’État ne peuvent rien contre lui. Les sunnites de Saïda, et peut être de tout le Liban, se sentent marginalisés.
« Je n’ai jamais imaginé que les sunnites seraient une communauté faible au Liban. Ils ont tués nos hommes, de Rafic Hariri à Wissam el-Hassan, et maintenant je suis sûre, ils veulent nous chasser du pays », dit Fatima. « Il faut que l’on devienne comme la communauté chiite, que l’on élabore des plans, que l’on pense à long terme et que l’on se prépare au pire », ajoute-t-elle.


Ahmad, habitant le même immeuble, souligne de son côté : « Regardez nos femmes, elles ont toute la tête découverte et portent des vêtements à bretelles et à manches courtes. Nous n’avons jamais soutenu el-Assir mais ce qui s’est passé dimanche et lundi nous pousse à réfléchir. Nous avons lancé un appel à l’armée pour évacuer les civils et pour éteindre les incendies qui se sont déclarés dans nos appartements, en vain. Pourquoi on s’en prend uniquement aux sunnites ? Parce qu’on est devenu le maillon faible ? » demande-t-il.


Mohammad est resté coincé avec toute sa famille et ses voisins dans son appartement du premier étage. Assis au balcon, il est content de voir que sa voiture neuve est restée intacte. Mohammad tient le discours blasé des Libanais qui ont tout connu. « Chacun son tour. L’État n’agit que contre les faibles. Un jour, on ne sait pas quand, le Hezbollah deviendra lui aussi le maillon faible. Détrompez-vous, le phénomène el-Assir est loin d’être fini. Au contraire, il vient de commencer », dit-il. Il poursuit : « L’imam a disparu, il réapparaîtra un jour d’on ne sait où sur un écran télé, invitera ses supporters à couper une route ou à manifester sur une grande place. Ils l’écouteront. Ils seront même plus nombreux qu’avant, car beaucoup de personnes appartenant à sa communauté se sentent de plus en plus victimes d’injustice. »
Peut-être. Au Liban, même les scénarios les plus surréalistes sont possibles.

 

 

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