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Liban - Débat

En déclin, l’école publique perd 75 000 de ses élèves en moins de 10 ans

Taillée à la mesure de certains, minée par le clientélisme et le piston, la politique scolaire privilégie les intérêts personnels au détriment des élèves.

La classe, dans une école publique de Baalbeck. Photo Anne-Marie el-Hage

En période de crise, on devrait s’attendre au développement de l’école publique au détriment de l’école privée. Mais au Liban, on assiste à l’inverse. Malgré la crise, la baisse de fréquentation de l’école publique est sensible : en 9 ans, de 2004 à 2012, cette dernière a perdu près de 75 000 élèves dans l’ensemble de ses secteurs, même dans le secteur secondaire, qui jouissait pourtant d’une bonne image, jusque-là. Les raisons sont multiples, mais la raison essentielle reste la perte de confiance des parents dans l’enseignement public.


Il y a quelque temps, Adnane el-Amine, professeur en sciences de l’éducation à l’Université américaine de Beyrouth, et Mazen el-Khatib, conseiller auprès du ministre de l’Éducation et professeur à la faculté des sciences de l’Université libanaise, révélaient les dessous d’une politique scolaire aberrante, guidée par le clientélisme et le partage des parts, taillée à la mesure de certains. C’était lors d’une conférence à l’Institut français du Liban.

Un enseignant pour sept élèves
C’est d’abord par l’adoption de lois autorisant le recrutement d’enseignants recalés aux concours que se traduit ce déclin, comme le note Adnane el-Amine, qui décortique les lois adoptées en 2001-2002. Non seulement ces lois ont facilité l’embauche d’enseignants sans la moindre formation pédagogique, mais elles ont « autorisé les personnes n’ayant pas même une licence à se présenter aux concours de recrutement d’enseignants du primaire ». Lois et décrets ont ainsi ouvert la voie à « l’embauche de contractuels sans qualification », qui ne répondent pas aux critères requis. « Ils leur ont ensuite donné le droit de se présenter aux concours », déplore le professeur. Ce qui a entraîné une baisse de la qualité de l’enseignement, en même temps qu’une inflation dans le nombre d’enseignants contractuels. « Alors que le nombre d’élèves baissait, le nombre d’enseignants augmentait », constate-t-il, précisant que durant l’année scolaire 2011-2012, on comptait « un enseignant pour sept élèves à l’école publique ».


« Le ministère de l’Éducation est le ministère des services par excellence. » Ces propos de Mazen el-Khatib résument à eux seuls l’état des lieux. Le professeur s’exprime en son propre nom. Il tient à le préciser. Il dénonce surtout « l’absence d’une politique éducative et le manque de vision du ministère ». Rien qu’au niveau de la structure du ministère ou du CRDP (Centre de recherche et de développement pédagogique), il déplore les nominations sur base du « clientélisme » et des « intérêts personnels ». Il n’est pas étonnant, dans cet état des lieux, que « nul ne soit capable d’orienter les enseignants », note-t-il.


Le professeur el-Khatib mentionne les nombreux projets de réforme relégués aux oubliettes, notamment le projet de réforme de l’enseignement supérieur et de la formation des enseignants. Il dénonce aussi « les programmes scolaires, qui ne sont basés sur rien ». Or, sans textes de loi, il est impossible de réformer et de développer le secteur éducatif. « Pourquoi les diplômes d’enseignement sont-ils de quatre ans à l’Université libanaise et de trois ans, dans les universités privées ? » ne manque-t-il pas de s’interroger à ce propos.


Le conseiller déplore enfin les nombreuses aberrations dans l’octroi des échelons aux enseignants. « Les décrets qui décident des salaires et de l’octroi d’échelons aux enseignants sont taillés à la mesure de telle ou telle personne. » Mais l’enseignement public n’en est pas à une aberration près, fait-il remarquer, montrant du doigt « les loyers énormes payés par certaines écoles publiques à tel ou tel particulier », ou « l’affectation d’enseignants à plusieurs dizaines de kilomètres de leur lieu de résidence ».

Payés pour ne rien faire
Le point de vue des enseignants a été développé par Walid Daou, représentant de la Ligue des enseignants des écoles publiques. Le fonctionnaire, qui se présente aussi comme un citoyen militant, tient à s’exprimer ouvertement. « Je vais à l’encontre de la loi qui empêche les salariés du secteur public de s’exprimer », dit-il. M. Daou ne se prive pas de critiquer ouvertement la politique scolaire du ministère de l’Éducation « qui privilégie les services privés ». « Il est pourtant du droit des citoyens de bénéficier de services publics », martèle-t-il. Il révèle également des chiffres consternants : « 7 315 enseignants du secteur primaire et 1 780 enseignants du secteur secondaire sont payés à ne rien faire. Ils se contentent d’apposer leur signature sur les fichiers de présence et rentrent chez eux », assure-t-il, déplorant « la corruption administrative en hausse », qui fait que « le rôle de certains se limite à siroter leur café ». Il tient à préciser que « certains enseignants ont été mutés d’établissement pour ne pas enseigner, alors que d’autres doivent faire des mains et des pieds pour être affectés non loin de leur lieu d’habitation ».
S’exprimant au nom des contractuels, l’enseignant déplore leurs conditions de travail. « Ils ne bénéficient ni d’indemnités de transport, ni de la CNSS, ni même des indemnités de fin de service », affirme-t-il. Certains, après avoir été embauchés par le ministère, ont même été jugés « pas assez compétents pour enseigner », accuse-t-il. L’enseignant dénonce alors la mauvaise qualité des formations données aux enseignants ou l’absence de formations adéquates. Conséquence de cette baisse de qualité, « le niveau des élèves s’en ressent dramatiquement dans différents domaines et plus particulièrement en langues », note-t-il. « On assiste alors au départ des élèves vers l’école privée, non moins de 75 000 en 9 ans, malgré la crise économique et les scolarités élevées », conclut-il.

La réforme, de la poudre aux yeux
Rien que ces quelques exemples suffisent à mettre en relief l’état de décrépitude de l’enseignement public. Les ministres qui se sont succédé au fil des ans avaient pourtant annoncé un plan de réforme à cor et à cri. « Mais cette réforme s’est avérée être de la poudre aux yeux », comme ne manque pas de l’indiquer Adnane el-Amine. « On ouvre des écoles fantômes. On embauche des enseignants fantômes. On manie le piston pour faire embaucher tel ou tel contractuel. On fabrique même des lois en fonction des enseignants qu’on veut embaucher, au détriment des élèves », assure-t-il. Et d’accuser ouvertement : « Le recteur de l’Université libanaise a organisé une troisième session pour faire réussir des enseignants en situation d’échec. Car à la faculté d’éducation, faire échouer est interdit. »


Une bien triste réalité « qui va à l’encontre du droit des élèves à l’éducation, mais privilégie les pressions politiques », note encore le professeur, montrant du doigt « toutes les parties politiques, sans exception, qui veulent chacune leur part du gâteau ». Vu qu’au Liban c’est par le biais des personnalités politiques que les contractuels ont accès à l’enseignement. C’est comme si ces personnalités politiques avaient « un intérêt quelconque à saper l’enseignement public et à encourager l’école privée ». Et dire que dans tous les pays du monde, un enseignant doit obligatoirement avoir un diplôme et les compétences requises.
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