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Lifestyle - Photo-roman

« Demoiselle, habibté, je vous dis que ça ne sent pas normal ! »

Photo GK.

Rosette vient de placer la quatre-vingt dixième et dernière croix sur son calendrier acheté dans un monastère de Annaya où elle a l'habitude de plier le genou et étaler ses prières agenouillées le premier vendredi de chaque mois. Quatre-vingt-dix jours donc, comptant à partir du 30 avril, date à laquelle la femme d'une cinquantaine à peine franchie s'est octroyée la première foucade de sa vie, minutieusement rangée dans les bocaux de sa cuisine senteur eau de Javel. Rosette prendra l'avion pour la première fois et s'envolera pour Bodrum dans le cadre d'un « tour organisé all inclusive » dont elle avait repéré l'annonce en attendant son bus. Vendeuse dans une boutique de nouveautés, puis surveillante d'autocar, à présent aide-soignante le jour et infirmière la nuit pour sa mère vieillissante, Rosette a derrière elle plusieurs (non)vies. Pourtant, aucune d'elles n'avait laissé la place ou le temps à un avion ou un quelconque départ. Mais tant pis si elle a attendu aussi longtemps pour larguer les amarres de son quotidien, Rosette se dit qu'il y a parfois des épanouissements tardifs qui valent toutes les précocités.

Le Bonux de ses habitudes
Le jour du départ, le quartier et ses ramifications avaient formé un rutilant cortège pour escorter à l'aéroport la (plus si) jeune première des cieux. Elle s'y était pointée quatre heures avant son vol pour garantir qu'on ne partira pas sans elle. Dans sa valise qui crépitait, elle avait empilé tout ce qu'il faut pour grimper vers la lune et survivre à une troisième guerre mondiale. À savoir un coussin et des draps passés sous le Bonux de ses habitudes, une pharmacie en bonne et due forme, un petit frigo parce qu' « on ne sait pas ce qu'ils nous servent à l'étranger », cinquante nuances d'écran total et des statuettes de la Vierge en toutes tailles, façon poupées russes.
Moulin à paroles et à prières, à bord du charter qui tombait en lambeaux, elle hésitait entre tordre le nez à cette horde d'adolescents défoncés à l'adrénaline qui brandissent leur diplôme de bac froissé de désinvolture, quand elle n'avait jamais eu le luxe de décrocher un brevet. Ou sinon, à égrener les chapelets avec la réjouissance presque indécente de papoter avec les nuages, d'être plus près de l'au-delà. À cinq reprises, les lèvres tatouées de croqueuse de bezer, elle avait interpellé l'hôtesse : « Demoiselle, habibté, je vous dis que ça ne sent pas normal ! », avant de recalfeutrer ses angoisses dans les versets de sa Bible jaunie.

Bimbos déshabillées
Rosette a vécu chaque instant de son séjour en goulue de sensations inconnues alors que, passé un certain âge, blasés, on abandonne généralement cette fascination pour les ailleurs qui hérissent les poils et aiguillent les rêves. Elle avait aimé ce port qui s'ouvre sur un horizon marin, cette mer d'un bleu qu'elle n'avait connu que sur cartes postales. Un peu moins les silhouettes huilées et « emperlousées » aux nombrils reluisants, les bimbos déshabillées en shorts tailladés de frais. Telle une fillette novice et intimidée par ces jeunes loups (de mer) garous et vieux pirates soi-disant dévoreurs de chair fraîche, elle évitait de célébrer le crépuscule qui se répand sur les boîtes de nuit, se convaincant qu' « une femme qui sort la nuit, c'est dangereux ».
Gamine, on la surnommait « Rosée », et elle a toujours aimé que la lumière soit. Voilà pourquoi elle avait préféré se lever tôt et admirer l'aube rougeoyante, attablée au premier rang d'une salle de petit déjeuner servi sur du stainless steel et désertée par des dormeurs alcoolisés. Avant d'aller brasser à l'indienne, la tête enlisée dans un bonnet de bain et le visage encagé sous un masque de craie.

« Indirim, indirim ! »
Des billets de livres turques menottés à son soutien-gorge, Rosette s'était ensuite rendue à pied au centre-ville, sans chiffonner son ego, en se disant que ça fait du bien à ses varices et aux mollets de la planète. En tapotant sur sa calculatrice préhistorique, encombrée de son accent du Nord à couper au couteau, la dame frisée à la mousse et au Babyliss s'écriait sans cesse : « Indirim, indirim ! » (Réductions ! Réductions !), convaincue que tout le souk était de connivence pour lui ficeler des pièges à touristes. Cela dit, elle a quand même pris des cadeaux à tout son entourage. Pour elle, un chapeau de paille vert pomme et une robe moulante, histoire de s'apparenter aux héroïnes dorées de ses feuilletons fétiches. Et au poignet, elle s'est accrochée des grigris colorés qui auraient convenu à la femme fantasque et farfelue qu'elle n'a jamais été.
Elle a également acheté quelques faux sacs griffés car, « de toute manière, ce sont les mêmes usines qui fabriquent tout ! ». Il devait certainement y avoir un « L » ou un « N » de trop sur le logo. Qu'importe, elle les revendra à Beyrouth pour financer, elle l'espère, son prochain voyage...

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, une photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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