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Économie

Bons et mauvais déficits

Par Robert SKIDELSKY

Robert Skidelsky, membre de la Chambre des lords, est professeur émérite d’économie politique à l’Université de Warwick.

« Les déficits sont toujours mauvais », tonnent les experts en matière fiscale. Pas tant que ça, répond l’analyste en investissements stratégiques H. Wood Brock, dans un nouveau livre intéressant, The American Gridlock*. Une évaluation appropriée, discute Brock, dépend de la « composition et de la qualité de la dépense totale du gouvernement. »
Les déficits du gouvernement qui résultent de la dépense courante pour des services ou des transferts sont mauvais, parce qu’ils ne produisent aucun revenu et s’ajoutent à la dette nationale. En revanche, les déficits résultant de la dépense en capital sont – ou peuvent être – bons. Si elle est administrée avec sagesse, une telle dépense produit un flux de revenus qui entretient et finit par solder la dette. D’une manière primordiale, elle relance la productivité et améliore ainsi le potentiel de croissance de longue durée d’un pays.
De cette distinction s’ensuit une règle fiscale importante : la dépense courante des gouvernements devrait normalement être équilibrée par les impôts. Jusqu’à ce point, les efforts pour réduire aujourd’hui les déficits de la dépense courante sont justifiés, mais seulement s’ils sont entièrement remplacés par des programmes de dépense en capital. En effet, la réduction de la dépense courante et l’augmentation de la dépense en capital devraient être étroitement liées.
L’argument de Brock est que, étant donné l’état de leur économie, les États-Unis ne peuvent pas retourner au plein emploi sur la base de la politique actuelle. La reprise est trop faible et le pays doit investir 1 trillion de dollars supplémentaire par an pendant dix ans, dans des équipements de transport et d’éducation. Le gouvernement devrait établir une Banque nationale d’infrastructure pour fournir des finances pour emprunter directement, pour attirer des fonds du secteur privé, ou par un mélange de ces deux options (J’ai proposé une institution semblable au Royaume-Uni.)
La distinction entre dépense en capital et dépense courante (et ainsi entre les « bons » et « mauvais » déficits) est un pont aux ânes pour tout étudiant en finances publiques. Mais nous oublions la connaissance à une vitesse si alarmante qu’il vaut la peine de la reformuler, en particulier aux experts en déficit au pouvoir au Royaume-Uni et en Europe, bien que heureusement pas (encore) aux États-Unis.
Selon des propositions convenues lors d’une réunion informelle du Conseil européen le 30 janvier, tous les membres de l’UE sont tenus de modifier leur constitution pour présenter une règle de budget équilibré, qui plafonne les déficits structuraux annuels à 0.5 % du PIB. Ce plafond peut être relevé seulement dans le cas d’une dépression profonde ou dans d’autres circonstances exceptionnelles, en tenant compte de la politique anticyclique à condition que l’on convienne que le déficit additionnel est cyclique, plutôt que structural. Autrement, les infractions déclencheraient automatiquement des amendes jusqu’à 0,1 % du PIB.
Le Royaume-Uni est l’un de deux pays de l’UE (avec la République tchèque) à avoir refusé de signer cette acceptation du « contrat fiscal », qui est nécessaire pour accéder au fonds de renflouement européen. Mais le gouvernement du Royaume-Uni a l’objectif identique de ramener son déficit courant de 10 % du PIB à un taux proche de zéro en cinq ans.
Un argument généralement entendu à l’appui de cette politique est que « les garde-fous des marchés obligataires » n’exigeront rien de moins. Et les finances de quelques gouvernements européens (et des gouvernements latino-américains dans un passé récent) ont été si périlleuses que cette réaction est compréhensible.
Mais ce n’est pas vrai des États-Unis ni du Royaume-Uni, qui ont tous les deux de grands déficits fiscaux. Et la plupart des pays adhéraient à la discipline fiscale raisonnablement sévère avant que la crise de 2008 n’ait miné leurs banques, coupé leurs recettes fiscales, et n’ait poussé à la hausse leur dette souveraine.
En même temps, nous ne devrions pas attribuer l’enthousiasme actuel pour le retranchement fiscal à de telles contingences. En son centre se trouve la croyance que toute dépense du gouvernement au-dessus d’un minimum nécessaire est inutile. L’Europe a ses propres acharnés de la Tea Party. Ces personnes détestent l’État-providence, veulent le supprimer ou le réduire à une portion congrue et sont convaincues que toute dépense de capitaux commanditée par l’État est un « objet sans valeur » – toutes ces routes, ces ponts et ces lignes de chemin de fer vers nulle part, qui absorbent leur argent dans la corruption et l’inefficacité.
Ceux qui croient cela sont en général impassibles devant la corruption et le gaspillage qui caractérisent beaucoup de dépenses du secteur privé. Et ils préfèrent le gaspillage total consistant à laisser des millions de personnes assises à ne rien faire (Brock compte que 16 % de la main-d’œuvre américaine est au chômage, sous-employée, ou trop découragée pour chercher un emploi) à la perte probablement partielle des programmes qui les font travailler, consolider leurs qualifications et équiper le pays en capitaux.
On peut critiquer certains détails de l’exposé de Brock : une compréhension plus profonde de Keynes lui aurait donné une réponse plus persuasive à l’objection que, si les projets financés par l’État valaient la peine d’être réalisés, le secteur privé les aurait réalisés en effet. D’ici peu, nous devrons fournir des réponses à ces questions, parce que les règles fiscales de prérécession que les Européens essaient en vain de renforcer n’étaient pas à la hauteur.
Nous sommes loin d’avoir établi une théorie de postrécession en politique macroéconomique, mais certains éléments sont clairs. À l’avenir, les politiques fiscale et monétaire devront fonctionner ensemble : ni l’une ni l’autre ne peut stabiliser à elle seule des économies de marché instables en soi. La politique monétaire devra faire beaucoup plus qu’elle n’a fait avant 2008 pour retenir « l’exubérance irrationnelle » des marchés financiers. Et nous avons besoin d’un nouveau système non ambigu de comptabilité fiscale, qui distingue la dépense financée par l’impôt du gouvernement de la dépense publique qui paie pour elle-même.
Surtout, nous devons reconnaître que le rôle de l’État dépasse le maintien de la sécurité extérieure et de l’ordre public de la nation. Comme Adam Smith l’a écrit dans La Richesse des nations :
« Le troisième et le dernier des devoirs du souverain (...) est celui d’élever et d’entretenir ces ouvrages et ces établissements publics, dont une grande société retire d’immenses avantages, mais qui sont néanmoins de nature à ne pas pouvoir être entrepris ou entretenus par un ou par quelques particuliers, attendu que, pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais leur en rembourser la dépense. »
Parmi ces ouvrages publics, les principaux pour Smith sont ceux qui « facilitent le commerce de n’importe quel pays, tels que de bonnes routes, ponts, canaux navigables, ports, etc. » Un autre passage de la connaissance oubliée que Smith mentionne également est l’importance de l’éducation. Il a raison de le faire, toutefois de nombreux experts en déficit d’aujourd’hui semblent, par leur comportement, prouver le contraire.

* L’Impasse américaine (Note du traducteur )
© Project Syndicate, 2012.
« Les déficits sont toujours mauvais », tonnent les experts en matière fiscale. Pas tant que ça, répond l’analyste en investissements stratégiques H. Wood Brock, dans un nouveau livre intéressant, The American Gridlock*. Une évaluation appropriée, discute Brock, dépend de la « composition et de la qualité de la dépense totale du gouvernement. » Les déficits du gouvernement...
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