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Nos Lecteurs ont la Parole - Nagy MAKHLOUF

Il n’y a pas d’environnement

Beyrouth madinati: Beyrouth est ma ville, Beyrouth ne m'entoure pas, à l'image de mon corps ou ma maison.
Les déchets, contrairement aux forêts de béton qui recouvrent le pays, aux gros jouets bruyants, polluants et standardisés appelés « voitures », aux bruits assourdissants des générateurs d'électricité, ont enfin poussé des Libanais à s'engager, à investir leur espace. Si une majorité d'entre nous accepte avec fatalisme la dévastation architecturale et un mode de circulation vécu comme un « état de fait » en dépit de sa nature très politique (les situationnistes n'écrivaient-ils pas que l'automobile faisait de la circulation « l'organisation de l'isolement de tous » ?), il se trouve que la présence visuelle et malodorante des déchets a perturbé notre inertie. Leur présence a d'emblée été jugée aberrante et surtout immédiatement révoltante ; contrairement à notre air vicié, notre système clientéliste et notre terre sans cesse bafouée par la toute-puissance de la marchandise. Les déchets, s'ils servent aussi de catalyseur de toutes les frustrations accumulées en silence, montrent aussi que notre pays ne nous environne pas, finalement. Que les variations bétonnées et consuméristes ne sont davantage qu'un cadre de vie. Elles sont les conditions mêmes de nos vies ; elles en produisent les formes, les trajectoires, les névroses.
Si les différentes formes de pouvoir traversent et irriguent les discours, les mots que nous employons sont similaires à des champs de bataille, à des espaces en lutte, investis et réinvestis, affrontés ou mis en quarantaine. L'environnement est l'un de nos pires ennemis. On a pu qualifier la crise des déchets de catastrophe environnementale, mais c'est oublier que la pire des catastrophes est l'environnement lui-même. Si nous écartons cette assomption libérale qui nous veut être « individus », soit atomes, entités séparés, force est de constater que seule la qualité de nos liens peut nous définir de façon pertinente. Nous connaissons la guerre, nous avons vécu Beyrouth comme peuplé d'amis, d'ennemis, de lieux de mort comme d'oasis précaires ; nous l'avons vécu comme un monde avant d'être à demi-anesthésiés par une reconstruction mercantile et amnésique. Et ce monde-là est un ensemble de mondes liés. La lumière éclatante, la moiteur estivale, les rues étroites et défoncées, les câbles électriques comme les plats de ma grand-mère font partie de mon monde. Je n'en suis pas séparé, il ne m'entoure pas, car c'est moi, et je ne suis pas un atome qui erre dans le détachement.
L'environnement est un mode de séparation ontologique. Il achève de nous déposséder globalement, après avoir été privés de notre terre par l'occupation marchande, de nos amis par l'argent, de nos parents par les conflits sectaires.
L'été dernier, occuper le ministère de l'Environnement, c'était déjà lui dire non, tu ne m'environnes pas. Cette abstraction verbale qu'est l'environnement, à l'apparence neutre, rejoint sans surprise celle des partis politiques traditionnels (courant du Futur, Amal, Courant patriotique libre...) qui se nourrissent de la séparation interne des Libanais, de leur vie castrée. « Beyrouth est ma ville » est une première sortie de l'abstraction, de la déresponsabilisation, d'une extrême étrangeté dont la trop grande visibilité nous a finalement conduits vers l'esquisse d'une alternative. Sortir de notre dénouement présent nécessite de forger de nouvelles formes de vie, y compris discursives; séparons-nous de ce qui nous a déjà trop séparés.

Nagy MAKHLOUF

Beyrouth madinati: Beyrouth est ma ville, Beyrouth ne m'entoure pas, à l'image de mon corps ou ma maison.Les déchets, contrairement aux forêts de béton qui recouvrent le pays, aux gros jouets bruyants, polluants et standardisés appelés « voitures », aux bruits assourdissants des générateurs d'électricité, ont enfin poussé des Libanais à s'engager, à investir leur espace. Si une...

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