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Culture - Rencontre

Qui sont les artistes du mur de la révolte ?

Discussion à bâtons rompus entre artistes qui ont transformé le « mur de la honte » – installé pendant 24 heures pour protéger le Grand Sérail – en lieu d'expression. Cinq jeunes qui clament, avec leur art spontané, qu'ils sont libanais avant tout.

Bombe à retardement, par Moe et Wyte.

Ils ne se connaissaient pas avant le lundi 24 août 2015. Mais lorsqu'ils ont entendu parler d'un mur qui se dressait, place Riad el-Solh, entre les manifestants et le Grand Sérail, leur sang n'a fait qu'un tour. Parmi la vingtaine, la trentaine (ou plus ?) de tagueurs qui ont choisi de détourner le pâle béton en fresque colorée afin d'exprimer leur(s) colère(s), cinq jeunes citoyens libanais se sont confiés à L'Orient-Le Jour. Entre messages d'espoir, dénonciations des violences policières ou du système politique corrompu, chacun son style, ses pinceaux ou ses bombes... de peinture.

Le mur de séparation est ainsi devenu le « mur de la honte » d'un côté, un mur de libération de l'expression, de l'autre. Les œuvres sont même devenues collaboratives ; certains sont venus tenir une chaise, d'autres ajouter un trait manquant. « Durant ma pause déjeuner, quelqu'un a ajouté une larme à la jeune rêveuse aux yeux fermés que j'avais dessinée. Je ne voulais pas de note négative, mais il faut aussi accepter que les peintures évoluent », note posément l'artiste Marie Joe Ayoub.


(Pour mémoire : Un « mur de la honte » éphémère et tout en couleurs)

 

Sans peurs ni limites
Philippe Farhat a été l'un des premiers arrivants devant les blocs fraîchement installés. Sortant ses pinceaux, il esquisse sept visages squelettiques muselés. Sur chaque baillon, il inscrit le nom d'un parti politique. Ce professeur d'art souhaitait représenter les différents partis qui « divisent les Libanais et les empêchent de s'exprimer ». « Ils utilisent les peurs des autres en se servant des religions, afin de nous séparer », dénonce l'artiste de 29 ans qui dessine depuis l'âge de 4 ans. Si ses personnages pouvaient s'exprimer librement ? « Ils diraient qu'il n'y a pas tant de différences entre eux, qu'ils forment un seul et même peuple. »

« Au départ, je voulais simplement manifester. En voyant cette barrière physique, j'ai souhaité faire un acte symbolique. Philippe peignait déjà, il lui restait un peu d'acrylique, que nous avons partagé », confie Sara Khazem, Libanaise ayant grandi en Californie. La jeune femme de 28 ans est retournée au bercail dans le cadre de sa mission « Capturing Neverland », visant à aider les enfants défavorisés dans le monde. Sur son dessin, un policier tenant un fusil en forme de point d'interrogation : « 3a min silahak mouwajjah » (Contre qui pointez-vous votre arme ?), peut-on lire en grosses lettres blanches. « Nous portons des revendications qui pourraient être les leurs. Les policiers et les membres de l'armée ont eux aussi de faibles salaires », estime Sara.

Yousef aka Wyte et Mohamad aka Moe se connaissaient bien, eux. Les deux étudiants en arts graphiques graffent ensemble depuis 3 ans. Place Riad el-Solh, ils ont dessiné un policier armé d'une grenade protégeant « les investissements des politiciens ». « Je voulais dénoncer les violences des forces de l'ordre dont j'ai été témoin dimanche dernier », affirme Youssef, 23 ans. Une phrase calligraphiée en arabe accompagne le dessin : « La houdoud lil sama'. » (Notre ciel n'a pas de limites). « Il ne faut pas trébucher devant les obstacles, il faut continuer à être patient et aspirer à davantage », souligne Mohammad, 21 ans. « Notre génération a beaucoup appris de ses précédentes, de la guerre civile, elle n'est plus dupe des magouilles des politiciens », se targue Youssef.

« Pour la première fois, notre génération demande à vivre dignement et elle le fait sans sentiment d'appartenance à un parti politique ou à une religion », se réjouit Marie-Joe Ayoub, 32 ans. L'artiste souhaite par-dessus tout que le mouvement de contestation puisse garder son indépendance. La femme qu'elle a dessinée incarne la paix et la douceur. Au premier plan de son « croquis enfantin », comme elle le décrit, un visage serein, une chevelure bleu clair se confondant avec le ciel. Derrière, des maisons libanaises et un bateau. « Peut-être que celui-ci pourrait nous mener vers un Liban perdu, connu comme la Suisse de l'Orient », dit-elle.

Thérapie de groupe
Avec ses peintures, ses graffitis, ses tags et ses inscriptions, le « mur de la honte » a fait la une des médias. Moins de 24 heures après avoir été installé, le mur a finalement été démembré sur ordre du Premier ministre. « Ils voulaient se protéger, mais cela s'est finalement retourné contre eux. Il est devenu un signe d'humiliation et c'est pour cela qu'ils ont voulu le cacher », estime Marie-Joe Ayoub. « Dès que ce lieu est devenu un lieu d'expression, ils ont voulu le faire disparaître », renchérit Philippe Farhat. Aucun des jeunes artistes ne sait où se trouvent actuellement les pans du mur. Mais ils sont évidemment curieux de les retrouver. Sur les réseaux sociaux, certains réclament que des pans soient exposés dans un lieu accessible et neutre. Un musée, par exemple. Pour ne pas oublier.

Les cinq jeunes artistes espèrent que les manifestations aboutissent à la résolution de la crise des ordures, le plus rapidement possible. Sara rêve, en cas de démission du gouvernement, que les « Libanais s'abstiennent de voter pour les mêmes personnes dont ils se plaignent quotidiennement. Ils doivent montrer – dans les urnes comme dans la rue – qu'ils ne veulent plus de politiciens véreux », s'exclame Sara. Et idéalement ? « Ils laisseraient place à un gouvernement jeune et non sectaire », dit-elle en souriant.

Lorsqu'on pointe l'hypothétique vide au Grand Sérail en cas de démission de Tammam Salam, qui s'ajouterait à l'absence présidentielle et la paralysie du Parlement, tous répondent entre cynisme abyssal et espérance sans limite. « Cela ne changera strictement rien. Ici, depuis des années, il y a des problèmes d'eau, d'électricité, d'alimentation et de chômage chez les jeunes... » déplore Philippe Farhat. Tous attestent qu'ils ont confiance en leur armée, imaginant un régime militaire temporaire avant de nouvelles élections. « On doit supporter le chaos qui viendra. Si on ne prend pas le risque, rien ne changera. Cela sera difficile et prendra du temps, mais nous devons endurer, soutient Marie-Jo Ayoub. Si ce n'est pas pour nous, cela sera pour les générations futures. Et nous avons surtout besoin d'une thérapie de groupe géante pour n'avoir plus peur les uns des autres. »
Une thérapie pour faire tomber les murs, tous les murs de séparation, inconscients ou réels. Pourquoi pas ?

 

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