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Moyen Orient et Monde - Billet

La mort de l’homme prométhéen

Se peut-il qu'au XXIe siècle, des citoyens français jugent blasphématoires des caricatures représentants leur Prophète, leur Messie ou bien leur pape ? Se peut-il que pendant qu'une partie de l'Europe rigole et clame haut et fort son droit absolu à la liberté d'expression, le reste du monde – Afrique, Amérique latine, Asie, Russie – se sente profondément insulté dans ce qui touche à ses valeurs les plus primordiales ? Se peut-il que la notion de sacré qui régissait de tout temps les sociétés aux quatre coins de l'humanité revête encore ne serait-ce qu'un tout petit peu de sens aujourd'hui ? Oui, il se peut. Et l'Europe est en train d'en prendre conscience.

« À toutes les époques, tous les peuples ont conçu la vie en fonction de la divinité », écrivait Jacques Pirenne. Tous les peuples, en fait, à l'exception de l'Occident moderne qui, selon les mots de Marcel Gauchet, « a réalisé la sortie de la religion ». En niant l'existence de Dieu, en mettant l'homme au centre du monde, en remplaçant la Foi en la Providence et le Salut par la Foi en la raison et aux progrès, en séparant strictement le temporel et le spirituel, en édictant des lois naturellement présentées comme universelles, l'Occident moderne a marqué une rupture importante dans l'histoire. Non pas qu'il ait effacé la totalité de son double héritage gréco-romain et judéo-chrétien, mais plutôt qu'il a transféré les valeurs relevant du domaine du sacré dans le domaine du profane. Autrement dit, et pour caricaturer, l'État a récupéré les prérogatives de l'Église et l'universalité des droits de l'homme est venue remplacer l'universalité du christianisme.

La modernité comme nouvelle religion, ainsi que le pensait Karl Lowith, avait pour finalité de se propager à l'ensemble de l'humanité. Mais non seulement le clonage ne réussit pas, pour de multiples raisons, mais en plus la civilisation occidentale devait vite se rendre compte de ses propres limites. L'application partielle des principes qu'elle avait elle-même inventés, au premier rang desquels les droits de l'homme, renvoyait aux autres peuples un sentiment d'humiliation et d'injustice et limitait de la sorte ses possibilités de développement. Ajoutées à cela, l'exacerbation du matérialisme et de l'individualisme et la prise de conscience de l'impossibilité d'un progrès perpétuel devaient plonger cette civilisation dans une profonde crise spirituelle. Ni religion, ni philosophie, ni même idéologie – à part le culte de l'or – venant donner du sens à une époque qui en manque cruellement.

 

(Lire aussi : À un tournant de l'histoire, l'article de Fady Noun)


Le constat n'est pas beaucoup plus glorieux en Orient, perdu qu'il est entre une aspiration partielle à la modernité – il accepte le progrès technologique mais refuse une grande partie des valeurs qui l'accompagnent – et une tentative de redéfinition de ses religions pour les adapter au XXIe siècle. Aussi, il n'est pas surprenant de voir se développer dans ce croisement entre la crise de spiritualité occidentale et l'aspiration à la modernité orientale la seule idéologie restante dans l'univers postmoderne : l'islamisme dans toutes ses variantes.

L'Occident qui produit de la violence dans ses livres, ses films, ses jeux vidéo et qui exporte cette violence dans sa politique étrangère se sent complètement choqué quand cette même violence touche directement son sol. L'Orient qui instrumentalise le religieux à tout-va pour parvenir à des fins politiques fait semblant d'être surpris quand les pires atrocités sont commises au nom de Dieu. Et de cette absence commune de remise en question naît une époque malade qui, tellement aveuglée par ses propres fantasmes, mais affaiblie par la disparition systématique de tous ses mythes fondateurs, semble totalement incapable de se guérir. Une époque qui, au contraire du XIXe, siècle ne devrait pas conduire à la mort de Dieu, mais bien plutôt à celle de l'homme prométhéen.

 

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commentaires (2)

Excellent! "Ni religion, ni philosophie, ni même idéologie – à part le culte de l'or [ne vient ] donner du sens à une époque qui en manque cruellement".Le jihadisme n'est qu'une réponse - monstrueuse,mais logique - à cette absence. Qui a dit: "L'homme a dit Non à Dieu, Dieu a répondu: Que ta volonté soit faite!"?

Yves Prevost

07 h 17, le 17 janvier 2015

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Commentaires (2)

  • Excellent! "Ni religion, ni philosophie, ni même idéologie – à part le culte de l'or [ne vient ] donner du sens à une époque qui en manque cruellement".Le jihadisme n'est qu'une réponse - monstrueuse,mais logique - à cette absence. Qui a dit: "L'homme a dit Non à Dieu, Dieu a répondu: Que ta volonté soit faite!"?

    Yves Prevost

    07 h 17, le 17 janvier 2015

  • SI LES RELIGIONS N'EXISTAIENT PAS... ON AURAIT DÛ LES INVENTER !!!!!! CAR SANS ELLES LES HUMAINS (?) VONT SE MANGER LES UNS LES AUTRES... AVEC LES RELIGIONS ET LES GUERRES NE S'ARRÊTENT PAS DANS CETTE IMMENSE JUNGLE QU'EST DEVENU LE MONDE...

    LA LIBRE EXPRESSION

    04 h 54, le 17 janvier 2015

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