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Lifestyle - Photo-roman

Je voulais te dire que je t’attends

Photo Tanya Traboulsi

Cela fait une trentaine d'années que nous faisons lit à part, à défaut de chambre à part, qui nous rappelleraient à la cinglante réalité de notre solitude à deux. C'est que nos trois enfants se sont envolés au gré du vent de l'expatriation. Celle qui émiette les familles de ce pays et les éclate comme des puzzles chamarrés sur les continents d'un monde effrayant par son immensité. Depuis, ma femme Bernadette et moi vivons dans l'impatience et l'attente, de quoi, c'est trop me demander, je ne saurais vous dire. Nos printemps espèrent l'été, pour le soleil épicé qui aimante nos oisillons migrateurs vidés de leur mélanine par des gris hivers sans rayons. Nos automnes prévoient déjà l'hiver des fêtes qui ramènent à reculons nos petits haïsseurs de traditions au berceau familial aigre-douillé.

 

Les passantes
La pilule du soir que le médecin du quartier m'a prescrite ne me fait aucun effet. Berna dit que c'est parce que, à dîner, je force sur les mandarines. Je n'y peux rien, ce sont les dernières madeleines de mes automnes à Khenchara. Alors je passe des nuits de compteur de moutons à guetter le balbutiement d'un soleil peinant à se lever derrière ces villes qui poussent désormais sur les montagnes du Mont-Liban. Sur la pointe de mes chaussons de chez Soulier Gérard, pour ne pas réveiller Berna, même si elle se fait sourde comme un pot, j'appuie mes quatre-vingt dix printemps sur une canne en bois de cèdre qui m'escorte jusqu'à la cuisine où j'attends l'arrivée du journal. Rien de neuf, je sais qu'il ne sera qu'annonciateur de catastrophes : avions qui s'écrasent, hôtels qui flambent, bus qui se renversent, gamins qui périssent, essence qui flambe, clowns qui ordonnent et foules qui obtempèrent... Mais j'attends quand même. Sans doute pour les résultats des mots fléchés de la veille charriant les débris de ma mémoire qui fléchit. J'attends que Berna finisse de musarder dans son bois dormant, la pilule du soir lui réussit bien, elle. J'attends qu'elle prépare mon petit déjeuner, je suis de ces hommes orientaux qui ne savent pas cuire un œuf : un thé Lipton, du fromage blanc, du pain grillé, de la tomate, des olives noires, un cacheton pour mes mains qui tremblotent et un autre pour ma tension qui ne fait qu'à sa tête. J'attends qu'elle (n'en) finisse (pas) de m'informer de ses dix-huit rêves, et ça risque de s'éterniser si elle aura vu, le drame, une robe de mariée ou une femme enceinte.

 

L'électricité, le président
J'attends ensuite que l'eau chaude daigne grimper jusqu'à notre appartement histoire que Berna file enfin à la douche. Et que j'en profite dès lors pour lancer un coup d'œil indiscret sur les passantes pressées dans leurs robes étroites qui leur font la poitrine évasée et la cuisse évadée. J'ai attendu des venues de présidents polichinelles, des formations de gouvernements marionnettes, des élections mortes dans l'œuf. Mais je ne me fais pas d'illusion, je continuerai à attendre la citerne d'eau l'été, celle de mazout l'hiver, et le camion à poubelles de toute éternité. J'attends qu'il soit trois heures pour avoir les faveurs d'un État fantôme qui aurait finalement l'amabilité de nous envoyer le courant électrique. Que je puisse alors emprunter l'ascenseur, nous habitons au huitième, pour aller prendre l'air comme un évadé qui fuit l'armée rouge des bobards de Berna. Je fais chanter les gérants de l'immeuble avec leurs charges harcelantes en attendant que le mois touche à sa fin pour me précipiter à la banque récolter les maigres intérêts de notre pécule qui fond comme neige au soleil.

 

Le vieux loyer, les enfants
J'attends aussi que se pointe la fin de l'année, lorsque les propriétaires de notre appartement viendront réclamer leur bien que l'on squatte apparemment sur base d'un vieux loyer. Je ne leur en veux pas, les temps sont difficiles. J'attends de saluer la nuit avec un verre de whisky sur mon Chesterfield où sieste ma lassitude. Je patiente dans ma pauvre robe de chambre devant des infos ronflantes ou face à une série policière en allemand, le seul antidote aux logorrhées de Berna, en surfant sur les fuseaux horaires. Jusqu'à ce qu'il soit l'heure de voler un moment aux vies ouragans de mes enfants. J'attends que leurs visages en mosaïque clignotent sur cet appareil qui m'intimide. J'attends d'avoir de leurs nouvelles, de ressentir leur irritation en réponse à mes questions d'un autre temps, que cette parenthèse pixelisée se referme sur leur agacement empressé. Sans me décourager pourtant, j'attends que mon petit-fils qui porte mon prénom prononce enfin le mot jeddo.
J'attends surtout qu'ils confirment leur venue en décembre. Jusque-là, tous les jours, je leur demanderai, et à Berna aussi, à quelle heure leur avion se posera sur le tarmac de ma hâte. J'attendrai ce jour de fête où j'irai dès l'aube les guetter à l'arrivée, même si Berna trouvera que c'est trop tôt et me dira : « Ils débarquent dans cinq heures ! » Mais tant pis si je perds mon temps...


Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, une photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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Cela fait une trentaine d'années que nous faisons lit à part, à défaut de chambre à part, qui nous rappelleraient à la cinglante réalité de notre solitude à deux. C'est que nos trois enfants se sont envolés au gré du vent de l'expatriation. Celle qui émiette les familles de ce pays et les éclate comme des puzzles chamarrés sur les continents d'un monde effrayant par son immensité....

commentaires (2)

DE LA POESIE EN PROSE !

LA LIBRE EXPRESSION

09 h 51, le 19 novembre 2016

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Commentaires (2)

  • DE LA POESIE EN PROSE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 51, le 19 novembre 2016

  • Tres beau comme toujours!

    Michele Aoun

    09 h 02, le 19 novembre 2016

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