Pour ceux qui s’interrogent sur cette errance prématurée dans le propos de cet article, il faut savoir d’emblée que Woland est l’autre nom de Méphistophélès dans cette merveilleuse variante russe du Faust de Goethe, que l’on doit au génial Mikhaïl Boulgakov.
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Moins merveilleuse, car ancrée dans la plus terre à terre des politiques, est en revanche la visite de l’ambassadeur de Russie, Alexander Zasypkin, mercredi, au siège du Rassemblement dit « orthodoxe » à Achrafieh. Non qu’il ne soit pas permis au rassemblement en question d’entretenir des relations diplomatiques, loin de là ; ou encore de faire comme certains courants politiques libanais, en l’occurrence tenter d’usurper le nom d’une communauté sans son assentiment et sans consultation aucune des masses concernées, pour l’entraîner dans le cadre d’une surenchère politique identitaire étriquée et perverse. La politique est après tout l’art du possible, selon la maxime machiavélienne, et, au Liban, il n’y a malheureusement toujours pas de garde-fous, jusqu’à présent, pour empêcher un parti d’accaparer toute une communauté et de l’associer à des projets suicidaires.
Le problème est ailleurs.
Selon l’Agence nationale d’information, le diplomate russe a renouvelé devant l’auditoire – naturellement conquis à l’idée – la volonté de son pays « d’assurer une protection spéciale aux orthodoxes du
Proche-Orient pour préserver les droits des chrétiens et des orthodoxes au Proche-Orient ». Fort bien. La touchante sollicitude de Moscou à l’égard des orthodoxes et des chrétiens en général du Proche-Orient n’est pas nouvelle. Alexander Zasypkin l’a déjà exprimée plusieurs fois, comme son patron Sergueï Lavrov d’ailleurs, depuis le début de la révolution syrienne. Le sous-entendu justifiant cette sollicitude est que le réveil sunnite émanant de la dynamique du printemps arabe, avec, dans la foulée, son florilège de courants extrémistes et autres barbus, constitue une menace certaine pour les chrétiens du Proche-Orient. L’autre sous-entendu est que le régime alaouite en Syrie constituait bel et bien un régime spécial de protection des minorités au Levant, et que maintenant qu’il est à bout de souffle, Moscou est là pour prendre la relève.
Bien évidemment, ces deux lamentables concepts opératoires ne sont que tristes fabulations. Oui, il existe une poussée de l’extrémisme dans la région, mais elle n’est pas que sunnite, elle est multiconfessionnelle – et le Rassemblement orthodoxe, entre autres courants identitaires similaires, en est une expression éloquente. Réduire ce printemps arabe à un printemps islamiste, alors qu’il est en réalité un véritable printemps islamique, revêt d’ores et déjà un travestissement de nature idéologique qui ne saurait passer chez l’observateur éclairé... et non terrifié (condition sine qua non d’une meilleure compréhension des événements). Non, ensuite, le régime alaouite n’a jamais protégé les minorités, il n’a fait que les opprimer et les diviser, pour mieux les asservir et s’en servir comme vitrine afin d’achalander le monde entier – mais bon, ce constat, le Rassemblement orthodoxe n’aura probablement pu le faire par manque de distance, vu qu’un bon nombre de ses personnalités ont profité des largesses politiques du régime durant ses années d’occupation du Liban. L’« orthodoxie » baassiste, aussi bien dans les milieux spirituels que temporels, n’est malheureusement pas, elle, qu’un concept opératoire...
Le schéma spatial psychique que Moscou s’évertue à promouvoir auprès des chrétiens de la région, les orthodoxes en premier, comporte plusieurs tares. Il est avant tout désuet. Vladimir Poutine n’est pas Catherine II, nous ne sommes pas en 1774 et le Proche-Orient n’est pas un « homme malade ». La région est au contraire en train de se réveiller d’une longue torpeur de près d’un demi-siècle, même si la « guérison » risque d’être longue... et sanglante. Mais la comparaison n’est pas innocente. Ce que la Sainte Russie cherche à faire, c’est effectivement de vouloir mettre les chrétiens de la région dans son escarcelle, pour mieux s’en servir afin de monnayer l’on ne sait quel obscur marché plus tard sur les places fortes de la Bourse politique internationale. D’où son demi-attachement à Bachar el-Assad, qu’elle lâchera au prix bradé, à condition de s’assurer que son successeur sera aussi le protecteur, non pas des « minorités » chrétiennes, mais de ses intérêts vitaux de natures stratégique et économique. Devant les ressources gazières, que sont en effet des hommes pour de telles puissances... et que dire lorsqu’il s’agit, en plus, de la Terrible Russie des Tsars... ?
Pour mieux comprendre le discours russe et cette volonté de jouer la carte de la Question d’Orient plus d’un siècle plus tard exactement pour les mêmes raisons – des enjeux de puissance dénués des moindres intérêts humains, ou même culturels –, il suffit de relire Henry Laurens et Samir Kassir. Il ne suffit pas des fantasmes de quelques agrégats locaux pour modifier le cours de l’histoire et de la géopolitique. Au Liban comme dans la région, Moscou, à l’instar de Téhéran, n’a qu’un seul souci : jouer la seule carte séduisante aux yeux de certains groupes de pression occidentaux, la pseudo « protection des minorités ».
Inutile de dire que lesdites « minorités » ne sont, dans cette équation, qu’un appétissant Petit Chaperon Rouge que l’on mène sans réticence aucune à l’abattoir, avec l’assentiment de certaines « élites » locales... ou comme la séduisante Marguerite dans l’opus de Boulgakov. Encore que le luciférien Woland de l’écrivain russe, fantaisiste à souhait, voire presque sympathique dans la lugubre Moscou communiste des années 30, continuerait aujourd’hui à mourir d’ennui – diablement – dans le sinistre royaume des nouveaux tsars...
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CHOC des Intérêts... AU PRIX ET SUR LES VIES DES IMBECILES...
SAKR LEBNAN
08 h 55, le 15 mars 2013