Il y a quelque chose d’apaisant dans la colère métallique des familles des pèlerins chiites kidnappés mi-mai dans le rif d’Alep. Aussi paradoxal que cela soit. Quelque chose d’apaisant dans cette rage en roue libre, naturelle, légitime. Les voir sursauter dans un reportage télévisé, le corps tendu comme une arbalète, propulsé devant l’écran, le corps comme un cri, une supplique, un poing : ils ont reconnu sur le petit écran leurs ravisseurs. Ils le jurent. Ils veulent leurs fils, leurs pères, leurs mecs. Quelque chose de fondamentalement apaisant parce que, enfin, après qu’Israël eut fini depuis longtemps de fédérer, d’unir, de cimenter les Libanais contre le sionisme effréné et barbare des différents gouvernements, voilà de nouveau que ces Libanais se retrouvent synchrones. Les possesseurs d’un même passeport ne deviennent un peuple que s’ils sont égaux. Égaux sous une loi unique, égaux dans leurs droits, leurs devoirs, égaux dans leurs joies, égaux dans leurs souffrances. Qu’ils soient loyalistes ou rebelles, les ravisseurs des pèlerins sont syriens et désormais, les partisans du Hezb ressentent dans leur chair, profondément, les exactes mêmes douleurs, les mêmes manques, les mêmes asphyxies que les partisans des Forces libanaises, des Kataëb, du PNL, du BN, du CPL ou du courant du Futur à qui la Syrie, la bestiale Syrie des Assad père et fils, a enlevé, torturé, tué, caché un proche. C’est infiniment malheureux d’en arriver là. Mais c’est nettement mieux que rien.
Le partage est une urgence.
Il y a quelque chose d’apaisant dans l’orgueil ensanglanté, assassiné du Prometheus de Ridley Scott. Aussi étrange que cela paraisse. Quelque chose d’apaisant dans cette chronique de mort annoncée, dans cette folie des hommes, éminemment mortels malgré la vastitude infinie et arrogante de leur maîtrise technologique, scientifique, biologique, linguistique, géologique, métaphysique, financière, globale, multinationale, übercapitaliste... Ces hommes qui s’en vont défier les dieux, les ingénieurs, chez eux, savoir pourquoi, comment, et devenir alors, ils en sont profondément convaincus, leurs égaux. Quelque chose de foncièrement apaisant dans leur corps investi, distordu, infecté, annexé et puni par la chose, l’enfant-virus, l’Alien, l’autre. Parce qu’il y a des choses qui ne doivent pas, qui ne peuvent pas être sues, connues, assimilées, maîtrisées ; parce qu’on ne tutoie pas les dieux, quels qu’ils soient : soit on les ignore impérialement, soit on se met à genoux. Le corps décapité de l’androïde, ultime création de l’homme, réduit à une tête dans une baise-en-galaxie, ne pourra plus posséder l’univers, jouer le monde et l’existence à la flûte ou au piano : le film de Sir Ridley est un opéra wagnérien affolant, imparfait mais affolant ; l’essai esperanto d’un Kierkegaard junky jusqu’à la moelle. Un Imagine (all the people) mi-Lennon, mi-Bradbury.
Le partage est une urgence.
Il y a quelque chose d’apaisant dans le décès de Ghassan Tuéni. Dans ce départ-délivrance. Personnage absolument hugolien, lion superbe et généreux, le gardien du temple a passé cent et une vies la plume chevillée, greffée, épée de Lancelot, au corps. Un corps qu’il a utilisé comme une arme de construction massive, en cellule miteuse de prison, au Conseil de sécurité de l’ONU, sur les routes de ce Liban dont il voulait modeler l’ADN à la (dé)mesure de son humanisme, dans son bureau ; un corps-bouclier des libertés, toutes les libertés, aujourd’hui en sanglots, un corps-bouclier des droits (des hommes), de la souveraineté, de la démocratie ; un corps-bouclier d’un pays qu’il voulait hiératique. Quelque chose d’apaisant parce que ce corps, que ces cent et une vies ont usé, abusé, désabusé, démembré tellement elles l’ont boxé, punching-ball d’une dignité atroce, va enfin se reposer. Se calmer. Réapprivoiser la douceur. Parce que, enfin, ces nécessaires et urgentes communions familiales pourront recommencer : Ghassan Tuéni est déjà au milieu de Gebran son père, d’Adèle sa mère, de Nadia sa première épouse, de sa petite Nayla, de son flamboyant Makram et, surtout, surtout, de son essentiel Gebran. À regarder le Liban (re)faire encore et toujours la guerre des autres. Ghassan Tuéni était l’avant-dernier des géants ; les Libanais touchent du bois de cèdre en pensant à l’irremplaçable Fouad Boutros.
Le partage est une urgence.
Pour "prendre congé de ce forum", vous avez sans doute, chère Mme Sursock, vos motivations que nous respectons tous ici, bien entendu. Mais étant donné que vous n'avez pas ajouté le mot "définitif" nous voulons espérer que votre absence n'est que circonstancielle et que nous aurons de nouveau le plaisir de lire vos billets.
15 h 28, le 10 juin 2012