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Liban - En dents de scie

Ceci est mon corps

Vingt-quatrième semaine de 2012.
Il y a quelque chose d’apaisant dans la colère métallique des familles des pèlerins chiites kidnappés mi-mai dans le rif d’Alep. Aussi paradoxal que cela soit. Quelque chose d’apaisant dans cette rage en roue libre, naturelle, légitime. Les voir sursauter dans un reportage télévisé, le corps tendu comme une arbalète, propulsé devant l’écran, le corps comme un cri, une supplique, un poing : ils ont reconnu sur le petit écran leurs ravisseurs. Ils le jurent. Ils veulent leurs fils, leurs pères, leurs mecs. Quelque chose de fondamentalement apaisant parce que, enfin, après qu’Israël eut fini depuis longtemps de fédérer, d’unir, de cimenter les Libanais contre le sionisme effréné et barbare des différents gouvernements, voilà de nouveau que ces Libanais se retrouvent synchrones. Les possesseurs d’un même passeport ne deviennent un peuple que s’ils sont égaux. Égaux sous une loi unique, égaux dans leurs droits, leurs devoirs, égaux dans leurs joies, égaux dans leurs souffrances. Qu’ils soient loyalistes ou rebelles, les ravisseurs des pèlerins sont syriens et désormais, les partisans du Hezb ressentent dans leur chair, profondément, les exactes mêmes douleurs, les mêmes manques, les mêmes asphyxies que les partisans des Forces libanaises, des Kataëb, du PNL, du BN, du CPL ou du courant du Futur à qui la Syrie, la bestiale Syrie des Assad père et fils, a enlevé, torturé, tué, caché un proche. C’est infiniment malheureux d’en arriver là. Mais c’est nettement mieux que rien.
Le partage est une urgence.
Il y a quelque chose d’apaisant dans l’orgueil ensanglanté, assassiné du Prometheus de Ridley Scott. Aussi étrange que cela paraisse. Quelque chose d’apaisant dans cette chronique de mort annoncée, dans cette folie des hommes, éminemment mortels malgré la vastitude infinie et arrogante de leur maîtrise technologique, scientifique, biologique, linguistique, géologique, métaphysique, financière, globale, multinationale, übercapitaliste... Ces hommes qui s’en vont défier les dieux, les ingénieurs, chez eux, savoir pourquoi, comment, et devenir alors, ils en sont profondément convaincus, leurs égaux. Quelque chose de foncièrement apaisant dans leur corps investi, distordu, infecté, annexé et puni par la chose, l’enfant-virus, l’Alien, l’autre. Parce qu’il y a des choses qui ne doivent pas, qui ne peuvent pas être sues, connues, assimilées, maîtrisées ; parce qu’on ne tutoie pas les dieux, quels qu’ils soient : soit on les ignore impérialement, soit on se met à genoux. Le corps décapité de l’androïde, ultime création de l’homme, réduit à une tête dans une baise-en-galaxie, ne pourra plus posséder l’univers, jouer le monde et l’existence à la flûte ou au piano : le film de Sir Ridley est un opéra wagnérien affolant, imparfait mais affolant ; l’essai esperanto d’un Kierkegaard junky jusqu’à la moelle. Un Imagine (all the people) mi-Lennon, mi-Bradbury.
Le partage est une urgence.
Il y a quelque chose d’apaisant dans le décès de Ghassan Tuéni. Dans ce départ-délivrance. Personnage absolument hugolien, lion superbe et généreux, le gardien du temple a passé cent et une vies la plume chevillée, greffée, épée de Lancelot, au corps. Un corps qu’il a utilisé comme une arme de construction massive, en cellule miteuse de prison, au Conseil de sécurité de l’ONU, sur les routes de ce Liban dont il voulait modeler l’ADN à la (dé)mesure de son humanisme, dans son bureau ; un corps-bouclier des libertés, toutes les libertés, aujourd’hui en sanglots, un corps-bouclier des droits (des hommes), de la souveraineté, de la démocratie ; un corps-bouclier d’un pays qu’il voulait hiératique. Quelque chose d’apaisant parce que ce corps, que ces cent et une vies ont usé, abusé, désabusé, démembré tellement elles l’ont boxé, punching-ball d’une dignité atroce, va enfin se reposer. Se calmer. Réapprivoiser la douceur. Parce que, enfin, ces nécessaires et urgentes communions familiales pourront recommencer : Ghassan Tuéni est déjà au milieu de Gebran son père, d’Adèle sa mère, de Nadia sa première épouse, de sa petite Nayla, de son flamboyant Makram et, surtout, surtout, de son essentiel Gebran. À regarder le Liban (re)faire encore et toujours la guerre des autres. Ghassan Tuéni était l’avant-dernier des géants ; les Libanais touchent du bois de cèdre en pensant à l’irremplaçable Fouad Boutros.
Le partage est une urgence.
Vingt-quatrième semaine de 2012.Il y a quelque chose d’apaisant dans la colère métallique des familles des pèlerins chiites kidnappés mi-mai dans le rif d’Alep. Aussi paradoxal que cela soit. Quelque chose d’apaisant dans cette rage en roue libre, naturelle, légitime. Les voir sursauter dans un reportage télévisé, le corps tendu comme une arbalète, propulsé devant l’écran, le...
commentaires (6)

Pour "prendre congé de ce forum", vous avez sans doute, chère Mme Sursock, vos motivations que nous respectons tous ici, bien entendu. Mais étant donné que vous n'avez pas ajouté le mot "définitif" nous voulons espérer que votre absence n'est que circonstancielle et que nous aurons de nouveau le plaisir de lire vos billets.

Paul-René Safa

15 h 28, le 10 juin 2012

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Commentaires (6)

  • Pour "prendre congé de ce forum", vous avez sans doute, chère Mme Sursock, vos motivations que nous respectons tous ici, bien entendu. Mais étant donné que vous n'avez pas ajouté le mot "définitif" nous voulons espérer que votre absence n'est que circonstancielle et que nous aurons de nouveau le plaisir de lire vos billets.

    Paul-René Safa

    15 h 28, le 10 juin 2012

  • Madame Sursock. Bien au contraire, c’est en quittant "la trirème" que vous leur laissez alors la voie navigable et libre ! Laissez dire car le bon sort est déjà enfin jeté. On compte sur vous ! Bien à vous.

    Antoine-Serge KARAMAOUN

    14 h 07, le 10 juin 2012

  • RECTIFICATIF Le recueillement en hommage à GHASSAN TUENI aura lieu à LAUSANNE CE SAMEDI 16 JUIN à 15 heures, à l'Eglise orthodoxe grecque de Lausanne (av. Florimont 2) Ceux qui l'ont estimé et aimé sont invités à ce recueillement. «J'ai ancré l'espérance aux racines de la vie» Andrée CHEDID

    Nayla Sursock

    13 h 08, le 10 juin 2012

  • Je prends définitivement congé de ce forum en me référant à Salah STETIE poète que j'admire: «Ghassan Tuéni a consigné son combat dans des livres qui font partie des archives de notre douleur. Par ses flamboyants éditoriaux, il a constitué un rempart au moins d’intelligence face aux agissements irresponsables des naufrageurs de l’intérieur, ceux qui ont si aveuglement œuvré à l’échouement de notre trirème nationale dans les sables où elle s’est enlisée et dont elle n’est plus sortie depuis... Je le sais pour en avoir parfois discuté avec lui : la destruction du Liban a été également pour lui l’un des malheurs intimes dont on se relève mal. Pour les hommes de profonde culture dont il était, celle-ci, la culture, visage de la civilisation du cœur, est la seule mesure de la vie». Je crois que tout est dit. Le meilleur pour vous, MM Sakr Lebnan, Karamoun, Safa, Malek et à tous les participants à ce forum qui luttent pour la dignité, la démocratie, la tolérance, le respect. Un certain Liban («les naufrageurs de l'intérieur») aura tué Ghassan Tuéni et je lui en veux. Un recueillement en hommage à ce Grand Libanais aura lieu samedi 16 juillet à 15 heures à l'Eglise grecque orthodoxe de Lausanne (SUISSE) Florissant 2. Ceux qui ont estimé et aimé Ghassan Tuéni sont les bienvenus.

    Nayla Sursock

    11 h 31, le 10 juin 2012

  • Ne rêvons pas. L'homme est parti. Seul son souvenir et son esprit, dans le sens de ses idées, restent. Il n'est près de personne, dans l'au-delà chimérique, mais il est dans l'esprit de tous ses proches et de tous les Libanais. C'est ça l'âme ! L'âme des morts, c'est le souvenir qui vit dans les esprits de ses proches et des autres. Et le souvenir et les idées de ce GRAND Libanais vit dans l'esprit de tout vrai Libanais. C'est son âme !

    SAKR LEBNAN

    02 h 39, le 09 juin 2012

  • "Ghassan Tuéni est déjà au milieu... des siens. A regarder le Liban (re)faire encore et toujours la guerre des autres". Eternellement ? Jusqu'à ce qu'il disparaisse ? Parfois je me demande s'il y a au monde un peuple aussi sot que le mien et qui ne se réveille jamais de sa sottise !!

    Halim Abou Chacra

    21 h 57, le 08 juin 2012

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