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Culture - Festival du Printemps de Beyrouth

Mots (maux) de guerre et d’amour de Wajdi Mouawad

Pour le deuxième rendez-vous du public libanais (nombreux) avec Wajdi Mouawad, son théâtre et ses mots, le site des Thermes romains à l’ombre du Grand Sérail. Un moment de poésie pure. Contre la violence. Avec apologie de l’amour. À travers la voix et les accents anglicisants de Jane Birkin.

Sous le parrainage de la Fondation Samir Kassir, Wajdi Mouawad a réuni la jeunesse libanaise de tous crins sous la bannière d’un théâtre vouant aux gémonies la guerre et ses souffrances et offrant l’amour en ultime salut pour une humanité en mal de paix et de consolation.
Le fracassant triomphe d’Incendies à Beyrouth, applaudi à tout rompre, pour deux soirs consécutifs, par une salle comble jusqu’aux derniers strapontins, a donné une leçon magistrale aussi bien aux gens de l’art qu’aux spectateurs : quand on propose un spectacle de qualité et de poids, le public répond et accourt. Avec chaleur et avidité.
Une joyeuse foule de jeunes et de beaucoup moins jeunes a pris d’assaut les escaliers, à même les dalles, de l’espace des Thermes romains à Bab Idriss, entre le clocher de l’église des Capucins et l’enfilade de fenêtres de la façade du Grand Sérail.
À même le sol, face aux arbres centenaires de la rue des Banques, entre le passage à vide de deux bâtiments, un petit podium, une chaise et un rectangle d’aire scénique faite avec un plastique transparent.
Simplicité des lieux, comme un théâtre antique, pour l’accueil d’un flot de mots. D’un poète, d’un voyant, d’un citoyen, d’un habitant d’une planète perdue entre existence menacée, destin chaotique et appel de l’amour.
Lunettes sur le nez, cheveux annelés, silhouette filiforme, jeans sombre et tee-shirt noir, Wajdi Mouawad prend place sur la chaise et livre ses premiers mots au micro, au silence qui s’installe, aux arbres dont les feuilles frissonnent, aux voitures, indifférentes, qui passent en klaxonnant sur cette artère saisie par la nuit et la lumière des réverbères publics.
Sans crier gare, un conteur à l’aspect austère, qui a toutes les allures d’un hakawati contemporain, déballe ses souvenirs. Ceux les plus tendres, les plus récalcitrants, les plus tenaces, les plus blessés, les plus émerveillés, ceux de l’enfance.
Le public retient son souffle. Un père qui fouette un gamin. Un père violent et coléreux qui saccage – mais le sait-il seulement ? – ce bourgeon d’être à peine éclos à la vie... Voilà une ouverture à la Jules Vallès. L’humour en moins !
Et s’égrène un chapelet de mots et d’images, tous tirés du cœur même d’une poésie à la musicalité scandée, rythmée, douce, martelée, sourde, feutrée, obsédante,
obsessionnelle.
À travers des paroles guerrières, procès évident et clair, des luttes entre les êtres. Au sein même de la famille. Et comme un pavé dans la mare, le cercle s’élargit et touche toutes les couches de la société, de la cité, des pays, de l’orange bleue, des galaxies... Comme une traînée cosmique. Comme « les sanglots des volcans », les nuées ardentes, brasier des géhennes, en nappes incandescentes, brûlent tout sur leur passage abrasif, dévastateur.
Et brusquement l’homme-enfant cède la parole à une femme abandonnée par l’homme qu’elle aime. Il lui offre un monologue compassionnel. C’est bien différent de la Voix humaine de Cocteau. Il la transforme en « Sentinelle » (titre phare de l’œuvre ici interprétée). Une vigie pour sonder, scanner, disséquer le cœur des vivants. Un oratorio pour consoler les morts, mais peut-être aussi les vivants, solitaires, désorientés, désemparés.
Alors, de l’autre bout de la rue arrive une femme presque titubante. Jane Birkin prête son corps et sa voix à cette folle qui traverse une ville enfermée dans sa stridence, ses bruits d’enfer et son speed moderne. Elle arrive dans une robe longue satinée, espadrilles aux pieds, les cheveux relevés en chignon, mais tombant un peu sur les épaules comme après une nuit d’ivresse. Hagarde, elle est à la fois Cassandre, Ophélie et Pythie.

Un texte ardent et touffu
Ses mots, tissés des fils les plus diaphanes, les plus fins mais aussi les plus durs, les plus métalliques, les plus tranchants, fouillent, comme une torche impitoyable, la pénombre et la déroute des cœurs. Cœurs humains pris dans l’engrenage d’une vie dominée par l’incertitude, l’insécurité, le désarroi, la cupidité,
l’égoïsme.
Debout, les pieds nus, comme une statue sur un piédestal ou recroquevillée sur un petit carré podium comme une gosse qui veut entrer en sommeil, la femme a la vigilance et la véhémence des mots. Elle profère un océan de mots. Mots luisants, fluides, profonds, avenants, hostiles, caressants, hérissés, dangereux, salvateurs.
Mots échappés d’un bateau ivre qui dérive et dont l’équipage et les passagers ont disparu sur une mer qui ne retrouve plus la terre.
Sur ce fond d’onirisme, de troubles et de blessures de l’enfance, de solitude et d’abandon, avance cette femme en quête de soi, de l’autre, de son identité, de son appartenance, de sa vie. Une quête aux vocables universels, attachants, émouvants. Comme elle le dit, elle longe l’abîme. Car elle ne cesse de clamer que « l’amour longe l’abîme ». L’amour de la vie, de soi, de l’autre, de tout... C’est sa réponse à la douleur. Celle de la guerre, de l’amour, de la vie.
Ce texte ardent et touffu, signé Wajdi Mouawad, est d’une grande beauté littéraire. Jane Birkin qui a le mérite de le mémoriser avec maestria lui donne vie à sa façon. Grave, sobre dans son maintien, ivre de douleur, elle débite son monologue avec une lenteur juste. Mais sa performance reste entachée d’une certaine déclamation trop laborieuse et appliquée, marquée toutefois par des dérives de prononciations anglicisantes. Tels la «loumière» (pour lumière), «une» courage (!), « gissent » (pour gisent)... Brusquement l’émotion, à nouer le gosier, se transforme en une amusante originalité de diction...
On apprécie de la part de l’égérie de la chanson de Gainsbourg, elle qui sait mieux que personne murmurer et susurrer, de fredonner ici, en une belle liberté de ton, un couplet de ritournelles, avec juste quelques accords grattés par le jeune Salim Naffah... Tandis que dans la rue, derrière elle, à travers un flot continu de voitures phares allumés et klaxons hurlant, brame le passage d’un poids lourd de pompiers. C’est à croire que ce texte est taillé sur mesure dans l’irréalisme de Beyrouth jamais en panne de fureur, d’agitation et de bruit. Même à dix heures du soir...
Presque une heure trente entre une forêt de mots pour se retrouver et voir clair. On ne sort pas indemne de ces aveux qui ont «la nostalgie d’un alphabet perdu». Pour ces «mots faits de cendres» et pour avoir «marché au milieu des déchets du monde» on quitte les lieux triturés, lessivés, secoués. Mais heureux et réconciliés un peu avec soi-même. Car on se place à l’ombrelle de cette dernière phrase d’un texte qui cravache les consciences: «Tout comme la douleur, l’amour voyage au cœur de l’homme»...
Avec Wajdi Mouawad il y a toujours une branche d’olivier tendue: il suffit de regarder plus en profondeur, l’espoir et l’amour sont là...
Sous le parrainage de la Fondation Samir Kassir, Wajdi Mouawad a réuni la jeunesse libanaise de tous crins sous la bannière d’un théâtre vouant aux gémonies la guerre et ses souffrances et offrant l’amour en ultime salut pour une humanité en mal de paix et de consolation. Le fracassant triomphe d’Incendies à Beyrouth, applaudi à tout rompre, pour deux soirs consécutifs, par une...

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