Rarement fascination et répulsion auront fait aussi bon ménage que pour ces vidéos et ces images d’un Mouammar Kadhafi exécuté dans un snuff movie d’anthologie par ses anciennes victimes. Il y a quelque chose d’au-delà du troublant dans ce voyeurisme, dans cet étalage de bestialité. C’est la Guerre du feu. Tout y est, dans une primitivité folle : la caverne, le tabassage, le sang, la jouissance, la mort : victime(s) et bourreau(x) n’en font plus qu’un. En dynamitant jusque dans ses moindres recoins, philosophiques ou moraux soient-ils, le concept de justice, en s’autoproclamant tribunal, juge et guillotineur à la fois, les Libyens auront sans doute comblé des décennies de frustration et des tonnes de vengeance, illégale peut-être mais furieusement légitime, tout en retournant des millénaires en arrière. Bien avant Rome et les ultimes coups de poignard dans les organes vitaux de Jules César, par exemple. Le tout, sous l’œil attendri et très Queen Mom d’un OTAN que l’absence de toute forme de procès, comme il y a quelques mois pour Oussama Ben Laden, ne gêne pas outre mesure.
Et tant pis pour la civilisation. Ça s’en va et ça revient.
Il faut dire qu’elle ne respirait même plus, cette civilisation, anéantie par 42 ans d’un autocratisme pouilleux et meurtrier qui ne déplaisait pas toujours, loin de là, à une communauté internationale camée aux effluves pétrolifères libyens. Un tyran est censé mourir comme il a vécu : en voleur : voleur de vies, voleur de bonheur, voleur de progrès, voleur d’équité, voleur de libertés, etc. L’assassinat de Mouammar Kadhafi, un crime de guerre, ose judicieusement un Amnesty International rompu pourtant aux excès souvent les plus salutaires, est le Ground Zero d’une Libye qui a tout à refaire. La mort de Kadhafi est le sort inéluctable de tous les tyrans qui ont recours à l’oppression et aux tueries face à la volonté de liberté et de démocratie exprimée par leur peuple. Cette phrase est celle d’un homme qui sait mieux que quiconque ou presque ce que soif et boulimie de vengeance peuvent bien vouloir dire : Saad Hariri.
Ces mots sont extrêmement importants par ce qu’ils ne disent pas. En évoquant le cas de la Libye et, au-delà, s’exprimant d’une manière générique sur n’importe quelle dictature sous n’importe quelles latitudes, l’héritier de Rafic Hariri ne s’adresse qu’à Bachar el-Assad – Ali Abdallah Saleh peut bien attendre un peu, encore... Il n’y avait pas que les réseaux sociaux qui s’emballaient au lendemain de ce 20 octobre libyen pour prédire, sur Twitter ou Facebook, la crucifixion de Bachar au centre de Damas, ou féliciter la Syrie et le Yémen d’être arrivés en finale après la mort de Kadhafi ; il n’y avait pas que la presse du monde arabe, du Caire à Rabat, de Beyrouth à Ramallah, pour applaudir la mort dans un trou du troisième tyran ; il n’y avait pas que le Hezbollah, Téhéran et le Hamas à tresser, pour une fois, des lauriers à l’OTAN et à tout ce qu’elle représente. Saad Hariri, comme l’immense majorité des leaders arabes et internationaux, sait bien combien est fumeuse la théorie du Ici, ce n’est pas l’Égypte ou la Tunisie, qu’on répétait ad lib à propos de la Libye et de la Syrie ; il sait bien aussi qu’arrivera un moment où le tandem Medvedev-Poutine et Hu Jintao cesseront de soutenir la barbarie des Assad. Qu’il faudra un deal international de grande envergure, sans doute.
Sauf que ces mots ont un impact local autrement plus significatif : ils rappellent à tous combien le patron du courant du Futur est absent, combien cette absence pèse, combien cette absence est (mal) interprétée, combien cette absence est inacceptable. Qu’à tort ou à raison il boude ou il ait peur pour sa vie, Saad Hariri perd jour après jour ses cartouches et ses cartes. À quelques jours de l’audience publique, le 11 novembre, de la chambre de première instance du Tribunal spécial pour le Liban, il serait fort inspiré de rentrer à la maison.
Les absents n’ont peut-être pas toujours tort, mais ils se font, sans exception, très vite oublier. Rassurer le peuple syrien du cœur de la Maison du Centre ou de Koraytem, lui dire qu’il mérite de remporter le prix de la liberté et de la démocratie après tout ce qu’il a enduré et ce qu’il est en train d’endurer, et lui rappeler l’importance, l’urgence d’un pouvoir régi par la logique de la justice, du droit et des institutions, aurait nettement plus de gueule qu’un communiqué diffusé par son bureau de presse.
De gueule, certes, mais surtout de valeur. Et d’impact.
commentaires (46)
Merci Mme Marie-Jose Salha de partager vos sentiments avec moi dans ce forum. Je crois que nous avons tellement adule le General en 1988-1990 que sa responsabilite envers le peuple libanais est devenue trop grande. Cela expliquerait beaucoup son comportement.... Mais une chose est sure, c'est que depuis que je lis les reactions de M. Jabbour concernant le General, je sens que je suis en train de me remettre en question par rapport a lui, mais c'est encore flou...
Michele Aoun
09 h 52, le 23 octobre 2011