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Lifestyle - Photo-roman

L’amour au temps de la guerre (du Liban)

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

Photo GK

Beit Beirut, immeuble à la façade gruyère qui a longtemps sectionné la jugulaire de Beyrouth en plein dans la douleur, au croisement entre Sodeco et Béchara el-Khoury, demeurera sans doute l'oriflamme de notre guerre civile aux feux mal éteints. Fraîchement transformée en Musée de la mémoire grâce aux efforts joints de la municipalité de Beyrouth et de l'architecte Youssef Haïdar, cette bâtisse quasi intouchée réapprovisionnera désormais la malle aux souvenirs de la capitale d'un tas de récits jaunis par les mains du temps. On y laisse déjà brûler le soufre de ces légendes urbaines dégoulinant de sang et on se plaît à les raconter avec un vilain plaisir, comme on y tait tant d'autres derrière le lourd rideau d'un confessionnal.
En voici une : l'histoire de Katol.

Za3i Gargantua
Qui est Katol ? Ce monsieur était le chef d'une bande de francs-tireurs, leur za3im. Dans le quartier, peu sont ceux qui l'avaient rencontré et son visage pixelisé de cette énigme ne cessait de faire reluire le vitrail des angoisses ambiantes. On l'avait aperçu fracassant le portail de Beit Beirut comme d'autres avant lui s'étaient emparés de la Bastille, des Ray Ban aviators embuées de dédain sur un visage sculpté au couteau, sans droit aux états d'âme aucuns. Et un corps de Gargantua aux appétits affirmés pour les vengeances à crocs sciés. On l'avait aussi entendu lorsqu'il ordonnait d'édifier des sacs de sable, de construire des trappes, de démolir la cage d'escalier pour empêcher les partis adverses de s'introduire dans le bâtiment transformé en bunker à étages.
Son pseudonyme choisi de chasseur d'hommes comme de bestioles (le Katol étant une marque de bobines d'encens antimoustiques) avait la violence de sa sonorité et suffisait dès lors à flairer le fracas du tracas à venir. C'était un fusilleur de silences, un mitrailleur de bienséances, un sniper de diligences qui se revendiquait animal jamais dompté et figure de proue hormonée pour jeunes ados à Kalach'. Il en avait d'ailleurs recruté par dizaines, ces garçons qui désertaient les bancs du collège ou de la fac pour suivre leur idole et venir s'éduquer ailleurs, ici, accoudés à ces meurtriers rase-mottes qui leur servaient de pupitres dans cette école de la violence à sang froid.

Pénombre testéronée
Très vite, sous les « Ici, c'est moi qui commande ! » de Katol, les combattants avaient un tant soit peu apprivoisé ce huis clos à l'odeur de suie et de sueur. À mesure que la guerre confirmait son règne, leurs couchettes éphémères mutaient en chambres éternelles. Ils y épinglaient sur les murs des photos de leurs familles, libéraient leurs libidos frustrées au creux d'un magazine à bunnies dénudées et blottissaient leurs frayeurs à peine masquées au fond d'une bouteille de Jim Beam envoyée par la voisine. Des liens se tissaient entre ces hommes dans la pénombre testostéronée de cette bâtisse qui se repliait sur elle-même alors que, jour après jour, le quartier se vidait de ses âmes. Ils étaient devenus ces frères d'armes. Cette tribu de cœur qui divague au gré du courant, trains dans le noir, paquebots aveugles mais tenaces, quand tant d'autres avaient choisi le chemin de la fuite, par instinct de survie.

Katol, ce héros
Dans les moments d'accalmie, toute cette bande quittait le bunker, le temps de voler des instants de vie normale qui les dédouanaient en quelque sorte de toutes leurs dérives intra-muros. Katol, quant à lui, sortait à chaque fois sans aucun début d'amollissement, aucune trace d'amoindrissement, aucune fuite d'énergie, promenant au bout d'une pique sa dégaine de héros à biceps tatoués. Il restait ce crâneur, cet inentamé, ce torse de marbre jamais fendillé, prêt à faire tomber en pâmoison toutes les midinettes qu'il croisait sur son passage. Donnant le bras à sa mitraillette flanquée d'une image religieuse, il s'agenouillait au pied de l'autel de la blanchisserie des consciences, avant d'aller réconforter ceux qui étaient restés. Il leur débrouillait de l'eau, du pain, des bougies, des sacs de sable, des conserves. Il passait chez le vendeur de falafels, le boucher, l'épicier du coin, le vitrier. Leur expliquait qu'il « ne lâchera jamais », qu'ils « remporteront toutes les batailles », acharné à tenir les rênes malgré tous ses poulains abattus sous ses yeux.
Voilà, en somme, ce qu'on sait de Katol. Que c'était un homme, un vrai de vrai. Un chef de tribu aux narines fumantes, un loup qui fait cogner les mâchoires. Mais peu sont ceux qui savent qu'il était bien plus nuancé que ne le laissait penser ce personnage qu'il s'était obstiné à imperméabiliser derrière les gros sacs à sable sociaux. Peu sont ceux qui savent qu'un jour de la fin 1990, alors que tous ses compatriotes avaient été forcés de fuir leur forteresse en quelques heures, sans savoir s'ils se reverraient un jour, Katol n'avait pas bougé. Il s'était emparé d'une bombe de peinture. En rouge, il avait tracé un gros cœur percé d'une flèche. Et en face, avant de partir, il avait sprayé : « Si mon amour pour Monsieur G. est un crime, alors que l'histoire se souvienne de moi comme le pire des criminels. » Signé Tarzan Katol.

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

 

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