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Lifestyle - photo-roman

« Je te vire si tu racontes à mon fils ! »

Photo GK

Depuis que nos oreilles sont des oreilles, on entend qualifier de «tantes» ces dames à l'âge relativement avancé et l'auriculaire retroussé. Bourgeoises dont le mode de vie sidère, la toison indispose et les commérages scient la ville à la tronçonneuse. Ce terme s'apparente à mégère, démodée, fouilleuse et fouineuse, oisive et oiseuse. Manière de dire sans le dire qu'elles sont totalement expirées, limite inutiles, révolues donc, et en tout cas à jeter sur le champ dans les archives de l'histoire, afin que la société des pseudosensés se consolide sur ses piliers du futur. Cela dit, pour Georgette, ce titre tardif, cet épanouissement acquis sur le tard vaut toutes les précocités. Elle assume pleinement son statut de «tante» et se considère même le porte-étendard de cette espèce en voie
d'extinction.

Légion d'honneur pour Lata
Elle a poussé sur les derniers débris de la Seconde Guerre mondiale et se souvient sans acrimonie de ses parents et surtout de l'homme qui l'a menée où elle ne savait pas trop si elle voulait aller, quitte à passer à côté d'une carrière de médecine. Chose qui lui a somme toute valu trois fils dont les photos de mariage, encadrées d'argent, se font du coude sur les murs de son salon douceur angora. Aujourd'hui, elle demeure cette curieuse de demain et de voisins, pas cette avide d'un passé éteint. Pas une pleureuse sur ses amours défuntes non plus, mais plutôt une collectionneuse de potins qu'elle aligne avec les perles de ses colliers.
Georgette, 80 ans, reste vive, vivace, voire virulente. Elle est de ces insomniaques couche-tôt. De ces bonnets de nuit conteuses de moutons qui attendent les premières lueurs du jour pour bondir et réveiller avec elle la malheureuse Lata qui, au passage, mérite une légion d'honneur et un buste à son effigie, place Sassine, pour ses bons et loyaux services.

Cet officier français...
La matinée s'entame avec un demi-paquet de Kent qu'elle avale comme une réprouvée de la cigarette, en menaçant la pauvre Lata de sa voix de verre pilé: «Je te vire si tu racontes à mon fils!» pendant que l'indiscrétion de son regard en est déjà à se faufiler à travers les fissures des murs et des fenêtres du voisinage, ou sinon à scanner la rubrique nécrologie de son quotidien. Les coups de fil se font à pas d'heure, alors que les coqs en sont encore à leur premier rêve, et servent à annoncer un décès ou jongler avec les activités de son planning chargé. C'est-à-dire le coiffeur, les courses, la cuisine, les petits-enfants, la partie de cartes, les visites en tout genre, la messe et le dernier feuilleton turc. À l'heure où d'autres mamies choisissent de vieillir blotties au creux de l'épaule de Schopenhauer, rangées sur les bancs sinistres d'une université pour seniors, ou lovées dans un autocar explorant le Saint-Pétersbourg de Nicolas II. Quel supplice! Georgette, en revanche, retrouve une jeunesse vintage lorsqu'elle se fait confisquer son permis pour excès de vitesse dans des ruelles où elle fonce à contresens. Ou quand elle pioche en catimini dans un verre de whisky en matinée. Jusqu'à souvent achever la bouteille de Blue Label qu'elle dissimule au fond de son tiroir de sous-vêtements aux côtés d'une boîte de fruits confits et des photos jaunies de cet officier français qui, autrefois, avait couru son jupon.

Elle recompte ses bijoux
Malgré son abonnement mensuel aux urgences des hôpitaux de son secteur, elle insiste à monter sa silhouette «freluquette» sur des échasses aussi droites que la tour de Pise. Toujours vêtue de teintes grises, de tailleurs ou de twin-sets qu'elle négocie ardemment dans des boutiques de «nouveautés», sa fougue de gobeuse de batteries Duracell la conduit donc à sillonner son quartier en compagnie de Lata qu'elle congédie toutes les heures. Chez son coiffeur Atef, en l'occurrence, celui qui continuera à lui friser les bigoudis tant que les vagues rouleront sur la mer. Entre deux coups de peigne, elle lui assène un: «Je veux du volume, ils doivent durer jusqu'à demain, la pauvre Wadad va probablement crever aujourd'hui!» Avec lui, c'est toute la flopée de ses copines qui passe à la décoloration. Celle qui «n'a jamais marié sa fille», l'autre «dont le mari boit comme un trou», la troisième «qui a fait un revers de fortune», ou encore celle dont «le fils a épousé une musulmane»...
Ensuite, c'est cinq jours sur sept une partie de 14 qui meuble son après-midi, en compagnie de tantes au cheveu électrisé et bleui (comme elle) qui n'attendent que cette goutte de martini (de trop) pour enflammer leur lâchez tout à coup de belles vacheries. Sinon, lundi et jeudi, Georgette retrouve Antoinette, Najwa, Angèle, Thérèse et les autres tantes de sa paroisse qu'elle aime tant à haïr. Ensemble, elles épinglent des pins à l'effigie de sainte Rita sur leurs indécollables cols pelle à tarte, se carminent les lèvres et, en passant, la dentition. Puis, elles vont promener leurs demandes agenouillées au pied d'une statuette qui aurait sangloté des larmes huilées. Ou vont se faire photographier avec des hauts placés du clergé, des ex-ministres et députés inutiles au bataillon auxquels elles ânonnent un Ya Maryam Ya Oum Allah, de quoi basculer dans les bras de la Castafiore.
La nuit tombée, dans son appartement senteur Ellnet et saveur de ragoût encore fumant, elle tire l'épée contre les fantômes de sa solitude en compagnie du pathos gominé de sa série locale. S'assure que tout est à sa place. Que Lata n'a pas modifié l'ordre de ses ingrédients de cuisine qu'elle conserve comme de la poudre d'or dans des bouteilles de Libby's ou des vieux récipients de Nescafé. Compte ses bijoux, fait l'inventaire du frigo, vérifie pour la septième fois que l'horloge de la cuisine fonctionne, recompte ses bijoux, arrose enfin son petit jardin. Y plante basilic, roses, gardénias et hortensias dans des conserves de Nido. Mais aussi ses nostalgies bien terrées et l'espoir que demain, de son quotidien qui ne casse pas trois pattes à un canard, rien ne changera.


*Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo.
C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

 

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Depuis que nos oreilles sont des oreilles, on entend qualifier de «tantes» ces dames à l'âge relativement avancé et l'auriculaire retroussé. Bourgeoises dont le mode de vie sidère, la toison indispose et les commérages scient la ville à la tronçonneuse. Ce terme s'apparente à mégère, démodée, fouilleuse et fouineuse, oisive et oiseuse. Manière de dire sans le dire qu'elles sont...

commentaires (4)

Tres realiste, tres sympa et surtout tres bien ecrit!

Michele Aoun

22 h 00, le 12 juin 2016

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Tres realiste, tres sympa et surtout tres bien ecrit!

    Michele Aoun

    22 h 00, le 12 juin 2016

  • Sa voix de verre pilé. ...comme c'est bien dit. ..

    FRIK-A-FRAK

    19 h 45, le 11 juin 2016

  • Mignon !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    02 h 12, le 11 juin 2016

  • JE N,AI TROUVE AUCUN ATTRAIT A CE REPORTAGE...

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    01 h 21, le 11 juin 2016

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