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Lifestyle - Photo-roman

Pour toujours, il nous restera la montagne

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, une photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

Photo GK.

Son histoire est celle de tout le monde. Les brèves caresses d'une jeunesse libanaise prise d'assaut par une guerre-surprise qui s'était aussitôt mise à déverser ses cageots de barbarie et trompeter rêves fanés et espoirs broyés. Puis le décès de ses parents à cause d'un obus idiot et l'aversion pour ce pays dont il aurait volontiers fait flamber l'étendard, comme d'autres brûlent des billets verts. Au moment de l'appel à la rue lancé par les milices, ses grands-parents l'avaient mis sur le premier avion en direction des États-Unis. Ça lui avait plu : larguer les amarres du passé et voguer en solitaire au large de ses racines, cette idée de tracer l'horizon, de flécher le vide immense et d'aller percer les possibilités infinies du ciel.

Coup de fil +961
Avec le temps, il était devenu libanais de naissance et de circonstances, américain de tempérament, d'intempérances et d'intempéries. D'appartenance, il ne savait plus trop. Mais qu'importe, en près d'un demi-siècle, il s'était bâti une réputation de héros de la Silicon Valley. De Libanais qui, excellant dans l'informatique, porte-drapeau de l'utopie d'une diaspora iodée et rocailleuse, écume ses fragments sur les rives du globe. Cela dit, il ne voulait plus entendre parler du Liban, histoire de fermer les volets sur des souvenirs amers qui poussent comme de la mauvaise herbe. Mais un jour, il avait reçu un coup de fil « +961 » qui avait d'un coup sec redressé le col de ses blessures à peine cicatrisées. C'était un cousin germain : « 3ammo Farid est décédé. Il faut que tu rentres, et nous devons nous occuper de la paperasse pour l'héritage et la maison familiale. »

« Alien » dans sa ville
Soit. À l'arrière du taxi qui l'accompagnait à son hôtel du centre-ville, il se sentait comme un chien dans un jeu de quilles, un alien débarqué sur sa planète mille fois métamorphosée. Il ne reconnaissait plus Beyrouth. Il n'était même plus sûr que ce soit Beyrouth : cette ville blottie dans l'indifférence de son béton, reflétant son silence dans les façades miroirs de ses buildings sans racines ; bousculée par la noria des empressements et le mélange des embarras ; abrutie et hébétée par ces citadins robots qui avancent la paume sur leurs klaxons et la mine boudeuse, accroupis sur les petits terreaux numériques que sont leurs écrans. Dans ses souvenirs d'avant-guerre, Beyrouth était peuplée d'hommes et de femmes au buste altier qui voyaient grand et marchaient loin. De piétons au menton levé vers les étoiles et à la légèreté nouée autour du cou, le pas dansant et le sourire aux anges. Sa mémoire devenait alors ce havresac caillouteux qui lui aspire les épaules en arrière, si douloureusement qu'il n'avait pas réussi à fermer l'œil de la nuit.

L'appel de la montagne
Le lendemain, avant l'aube, il s'était douché, rasé, habillé, prêt à quitter cette ville fantôme qui ne lui appartenait plus et qui ne voulait plus de lui. Son cousin l'avait conduit vers leur day3a du Chouf, et c'est comme si le puzzle de sa mémoire se reconstruisait au fur et à mesure que la voiture retraçait les chemins escarpés de la montagne. Sa mémoire avait guéri. Ici, au village, le temps avait conservé les souvenirs à la chaleur d'un soleil qui brille comme avant. Il avait retrouvé au coin d'une ruelle l'odeur familière d'un gardénia qui fait fleurir l'enfance ou le crissement d'une balançoire qui fait bondir les licornes du passé. Plus loin, il avait reconnu certains visages à leur façon de ne pas se mettre martel en tête pour un rien. Leurs sourires qui disent katter kheir Allah et leurs yeux reconnaissants qui bénissent la terre (et les cieux) pour ce qu'elle continue à leur offrir comme délices avec lesquels ils colorient leurs banquets. Il s'était aussi souvenu de la voix cendrée d'Enaam, la boulangère du village. Et ses mains lardées de brûlures rouges qui continuent jusqu'à aujourd'hui de pétrir et garnir les mêmes man'oushé, nos madeleines de Proust locales. Comme tant de souvenirs qu'offrent nos montagnes et que rien ni personne ne pourra jamais nous dérober.

 

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commentaires (4)

Le Thym et le Cœur.... !

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

21 h 06, le 05 juin 2016

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Le Thym et le Cœur.... !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    21 h 06, le 05 juin 2016

  • C'est à fendre le cœur....

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    06 h 13, le 05 juin 2016

  • M. Khoury, l'histoire - et votre style!- etaient tellement jolis que j'ai trouve que c'etait dommage que le recit ait ete si court! A quand la suite de l'histoire?:)

    Michele Aoun

    19 h 08, le 04 juin 2016

  • J'ai bien aimé cette histoire courte L'écriture de nouvelles exige un véritable talent littéraire . Seriez-vous apparenté à Vénus Khoury-Ghata dont j'apprécie beaucoup l'œuvre et que j'ai rencontrée à Paris? Quoiqu'il en soit , ce que vous écrivez est attristant pour Beyrouth , mais empreint d'une grande sensibilité .Et tous les sens s'éveillent dans l'émouvant "appel de la montagne". Bravo , donc . Marie-Christine Janin

    Janin Marie-Christine

    16 h 46, le 04 juin 2016

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