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Liban - Génocide arménien

Les « quatre piliers de l’éternité » dans un nouvel ouvrage

Le livre Mémoire de Delphine Jacquart* apporte un nouveau regard sur cet épisode sanglant du début du XXe siècle.

Peinture du célèbre peintre arménien Hovhannès Haroutiounian, sur le carnage de cette funeste journée du 24 avril 1915.

En prenant le soin d'acquérir le livre Mémoire de Delphine Jacquart, alors que j'avais déjà assisté à la remarquable pièce de théâtre Je m'appelle Gomidas, qui commémorait, en avril 2015, le centenaire du génocide arménien, je pensais que ce thème passionnant était le noyau de l'ouvrage. En effet, le livre évoque avec virtuosité le sort tragique du grand chantre de la musique et de la chanson arméniennes authentiques, Soghomon Gevorki Soghomonian (1869-1935), surnommé Gomidas Vartabed ou Komitas Vardapet, en raison de son appartenance à l'Église arménienne-orthodoxe en tant que prêtre et de ses études en théologie qui lui ont valu un doctorat.
Cependant, en plongeant dans le livre, j'ai réalisé que la remarquable adaptation théâtrale à laquelle j'avais assisté n'a jeté la lumière que sur le prélude d'un récit littéraire et historique, pittoresque et innovant, qui mérite d'être mis en valeur et commenté. J'ai alors contacté l'auteure de Mémoire pour mieux me renseigner sur le motif de son écrit et les circonstances qui l'ont entouré.

D'une voix douce et émotive, et dans un langage simple, bien articulé et expressif, l'écrivaine à la double nationalité, française et arménienne, explique qu'elle avait pour objectif de « léguer non seulement aux Arméniens, mais également à toute l'humanité, un témoignage qui soit autant que possible vrai, entier et à portée de tous, sur un des crimes les plus abominables contre le peuple arménien qu'on a tenté d'exterminer et dont on a essayé d'effacer l'identité, profondément gravée dans les annales de l'histoire par le sang, l'art, la culture et la piété ». Un crime « qui la touchait en plein cœur ».
Mme Jacquart, établie depuis environ trois décennies à Montréal, ajoute que son œuvre, sortie la même année sur le centenaire du génocide arménien, premier ethnocide du XXe siècle, est « le fruit de longs mois d'efforts, de persévérance et de patience ». Elle dévoile que sa grand-mère paternelle, Nartouhie Tutélian-Tavitian, rescapée du génocide, est la véritable inspiratrice de l'ouvrage. C'était elle qui avait légué à sa petite-fille un héritage de témoignages à transmettre scrupuleusement à son lignage, ainsi qu'aux générations futures, afin que ceux-ci puissent être les témoins de la vérité que les coupables œuvrent inlassablement à camoufler et falsifier.


« Les sinistres conséquences du génocide »

La jeune Delphine grandit en gardant précieusement dans son cœur et son esprit le trésor oral de sa grand-mère et attend, avec impatience, l'occasion favorable de le transformer en manuscrit. À l'approche du centenaire du génocide, elle trouve que le moment est propice pour transcrire ces souvenirs amers.
Les quatre parties qui composent Mémoire soulèvent des questions cruciales et incontournables : quel est le vrai centre de la civilisation ?
Est-ce l'humain ou l'argent ?
Qu'est-ce qui est pire : le génocide ou le déni et le mutisme qui l'entourent ? Quel est le véritable profit que tire le bourreau du crime qu'il commet ?
La première partie de Mémoire constitue la base, solide et harmonieuse, sur laquelle repose le contenu, riche, équilibré et émouvant, du livre. Le nom arménien de cet épisode inaugural, « Khatch Kar », signifiant « la pierre à croix », est révélateur de son fond. Il met sur le devant de la scène cette superbe sculpture finement ciselée propre à la tradition arménienne chrétienne qui symbolise la foi en Dieu et ses caractéristiques profondément ancrées dans le cœur des Arméniens. Ceux-ci préfèrent sacrifier leur vie que de briser la pierre angulaire de leur identité. Gomidas, dans sa douleur et sa folie, incarne cet état d'esprit à la perfection. Il subit le martyre, mais ne délaisse jamais sa foi.
La deuxième partie de Mémoire, fidèle hommage à la grand-mère de l'auteure, reflète une autre facette sinistre des conséquences fatales du génocide arménien. Ce sont les confidences horrifiantes d'un grand-père rescapé à son petit-fils, étudiant en médecine, fruit d'un mariage mixte entre un père arménien et une mère d'une autre culture, désignée, de la part du vieillard, par le terme arménien réducteur de « Odar » qui signifie « étrangère ». Ce qui exprime, par le verbe, l'amertume abyssale où ont sombré les survivants des carnages qui ont emporté tous leurs biens, ainsi que leurs proches, les déracinant brutalement et impitoyablement de l'étreinte bienveillante et chaleureuse de leur terre mère pour les jeter sur des sols étrangers.

De déportés en exilés, le statut des rescapés du génocide arménien change dans la troisième partie de Mémoire qui porte le nom grave et menaçant d'exil. Suite à l'extermination de son élite d'intellectuels et de savants, la population arménienne des provinces de la Turquie orientale s'est trouvée, soudain, privée de sa capacité de raisonnement et de bon jugement. Elle deviendra ainsi une proie facile, obligée, pour survivre, de traverser les déserts de Syrie, avec pour destination finale non pas la délivrance et la vie, mais la souffrance et l'agonie. Nombreux sont ceux qui y périront. Un million et demi d'Arméniens disparaissent, tous âges et catégories sociales confondues. Ils sont victimes de ceux qui se sont intronisés comme les grands de ce monde, décidant du sort des autres et plongeant les innocents dans le malheur et les tourments. Ils se croient à l'abri des désastres et des catastrophes mais le destin ne tardera pas à fondre implacablement sur eux.


Une vision « innovante et bien adaptée aux changements d'époque »

Malgré les énormes pertes humaines du génocide du début du siècle dernier, les Arméniens rescapés dominent leur chagrin démesuré, prennent leur vie en main et intègrent leurs nouvelles sociétés. Une importante diaspora arménienne se forme dans les différents pays du monde et joue un rôle important et influent dans tous les milieux et les communautés. Chacun de ses membres a, cependant, son cœur et son esprit rivés à la terre sainte de ses aïeux.

Pour combler le désir passionné de retourner à la contrée bénie des ancêtres, proclamée, en l'an 301, comme le premier État chrétien de l'histoire, tout Arménien s'efforce de faire le tour de sa destinée. Dans Mémoire de Delphine Jacquart, cette destinée commence par le génocide de 1915, par « Katch Kar » qui représente la foi juste et inébranlable, en passant par la révélation ou le témoignage de l'identité arménienne chrétienne en exil, et finissant par le pèlerinage, quatrième et dernière partie du livre, qui mène à la terre sainte. Cette étape finale du livre, « Pèlerinage au cercle de l'éternité », est, en effet, le saint des saints de l'œuvre.
Une vision innovante du génocide arménien et bien adaptée aux changements d'époque qui transforment presque tout le monde, au seuil du troisième millénaire, en rescapé, réfugié ou exilé même sur son propre territoire. C'est le déclin quasi total partout. L'unique cause qui reste inavouée est celle-ci : l'être humain n'est plus le centre de la civilisation. Il a cédé son rang de son plein gré, et préféré devenir le serviteur des intérêts matériels et de l'argent. Un pèlerinage à la source des valeurs humaines authentiques et édifiantes lui est, par conséquent, recommandé pour retrouver son identité.

Dans un style chantant, qui varie par ses intonations mélodieuses et charmantes suivant les situations et les émotions, Delphine Jaquart, de son vrai nom arménien Brigitte Tavitian, a compté sur ses études approfondies en musique pour choisir savamment son vocabulaire et ses expressions, rendant la lecture de son œuvre si agréable, aérienne et touchante.
Une œuvre à savourer, même si elle évoque le souvenir déchirant d'une extrême atrocité qui demeure, toutefois, au cœur de l'actualité. Elle démontre, par les faits, les noirceurs de l'âme humaine, qui se traduisent, quand l'occasion se présente, par les abus, la violence et la lâcheté.

Amal M. RAGHEB
Journaliste et écrivain

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