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Liban - Étude

À la rencontre des jihadistes de Roumieh : Nancy et Maya Yamout reconstituent le puzzle de la violence

Absence du père, violence, humiliation et sentiment d'injustice... Tel est le cocktail explosif derrière l'embrigadement des jihadistes.

Maya Yamout montrant la cour extérieure du bloc B de Roumieh où étaient rassemblés les jihadistes. Photo Rebecca Collard

Elles sont belles, intelligentes et d'une générosité de cœur désarmante. Leur choix professionnel l'est tout autant, puisque Nancy et Maya Yamout ont opté pour une mission à haut risque qui sort indiscutablement des sentiers battus.
Depuis plus de quatre ans, les deux sœurs, qui poursuivaient au départ des études d'assistante sociale, ont sillonné les couloirs de la prison de Roumieh pour interviewer des jihadistes incarcérés, dans l'espoir de sonder et de mieux cerner leurs motivations les plus profondes.
« L'histoire a commencé lorsque mon ami d'enfance a tout plaqué pour aller rejoindre el-Qaëda, en 2013. Le choc était énorme et je voulais comprendre », confie Maya. « Il venait d'une famille aisée qui lui avait payé des études en génie informatique dans l'une des plus prestigieuses universités du Liban », commente la jeune fille qui explique que rien dans le milieu sociologique de son ami ne le prédestinait à un revirement aussi spectaculaire.


À l'époque, elle en était à sa troisième année d'études universitaires et parvient à convaincre la doyenne de son établissement de la pertinence d'une thèse effectuée dans le lieu carcéral de Roumieh. Sa sœur, Nancy, qui avait également entamé des études dans le même domaine, l'a suivie dans son périple.
« Ce n'était pas facile au début, pour des raisons de sécurité évidentes, mais aussi parce que nous étions des femmes parachutées dans un milieu extrêmement conservateur », commente la jeune fille de 26 ans. « Quelques-uns parmi les détenus ont essayé au début de nous mettre des bâtons dans les roues, en faisant circuler des rumeurs sur nos présumées relations douteuses avec les services de renseignements », précise-t-elle. Il a donc fallu plusieurs visites pour briser la glace. Comme par exemple cette rencontre avec un jihadiste d'el-Qaëda de 44 ans, qui a insisté pour faire lui-même le café, dans la cour de la prison. « Tu n'as pas peur ? » lui avait demandé son hôte en la voyant avaler d'un trait le café? « Non, pourquoi aurai-je donc peur », avait répondu, sans hésitation, Maya.

 

(Pour mémoire : Profession : jihadiste. Qu'est-ce qui motive ceux qui adhèrent à la violence aveugle ?)

 

Plongée dans l'enfance des jihadistes
Ayant réussi à gagner leur confiance, Maya et Nancy se sont attelées à la tâche et ont fini par recueillir les récits d'enfance et le parcours d'une quarantaine de détenus.
« Nous leur expliquions clairement que le questionnaire était exclusivement axé sur leur vie personnelle, leur enfance, leurs rêves et souhaits. Nous n'évoquions jamais la politique. Nous évitions également de porter sur eux des jugements. D'ailleurs, nous ne nous adressions jamais à eux comme étant des terroristes, d'autant que nombre d'entre eux n'avaient pas encore été jugés », explique Maya.
Les résultats de leur étude est édifiant pour ce qui est de la compréhension des profils psychosociologiques qui rejoignent d'autres études déjà faites sur le même sujet. « Nous sommes parvenues à dégager une même constante chez les personnes interrogées : l'absence du modèle du père et du rôle d'équilibre que doit normalement remplir ce dernier, ainsi que son absence physique dans certains cas », explique à son tour Nancy.


Pour illustrer les conclusions de leur étude, les deux jeunes filles multiplient les exemples après leur rencontre avec des prévenus affiliés à Fateh el-Islam, el-Qaëda, al-Nosra et l'organisation État islamique.
C'est le cas notamment de ce jeune jihadiste qui, à l'âge de 16 ans, avait refusé d'émigrer avec sa famille au Ghana, se retrouvant sous la tutelle de son oncle au passé déjà assez douteux. « Son oncle était impliqué dans les attentats terroristes perpétrés contre le McDonald's à Beyrouth, en avril 2003. »
Dans la majorité des cas étudiés, le père était oppressif, haineux, parfois violent, souvent humiliant.
« Le recours à l'humiliation est un fléau dans l'éducation prodiguée dans le monde arabe, notamment aux garçons. Les pères humilient et rabaissent leurs fils en croyant renforcer leur personnalité », commente l'assistante sociale qui soutient toutefois que ce cas de figure était notoire chez les ressortissants syriens surtout.


Trente-trois pour cent des jihadistes interviewés étaient des étrangers, avec une prédominance des ressortissants syriens. Vingt-cinq pour cent avaient déjà été en prison au moins une fois et ont subi dans leur chair l'impact du milieu carcéral. Parmi les témoignages livrés par certains d'entre eux, celui d'un élève de Ben Laden, qui avait substitué à l'absence du père « une propension exacerbée au leadership », un autre, « une appétence pour l'argent et le pouvoir ».
Un autre jihadiste a expliqué lors de l'entretien que « la honte » qu'il ressentait du fait que son père était un simple agriculteur, sans argent ni influence, a fait de lui une personne vénale voulant accéder à tout prix au pouvoir.

 

(Pour mémoire : Torture des islamistes à Roumieh : la partie visible de l'iceberg)

 

Sentiment d'injustice et de révolte
Si l'absence de l'image du père est présente dans l'ensemble des cas, ce n'est jamais une raison explicative suffisante, d'autres facteurs – psychologiques, sociaux mais aussi politiques propres à la région – devant être examinés, tant il est vrai que les raisons derrière l'embrigadement sont multiples, poursuivent en chœur les deux sœurs.
« Nous avons rencontré un détenu aux penchants sadiques certains. Il prenait un plaisir pathologique à raconter sa jouissance devant les scènes d'extrême violence », poursuit Maya. L'unique femme interviewée dans le cadre de l'étude a longuement parlé de son père abusif, qui a été jusqu'à la pousser un jour du premier étage, lui cassant la mâchoire. « En rejoignant les rangs de l'EI, elle pensait prendre ainsi sa revanche. Elle était attirée également par l'argent », poursuit l'assistante sociale.
Mais il n'est pas suffisant de comprendre ce qui fait basculer un jour ces jeunes dans l'extrême violence, si l'on ne prend pas en compte le contexte géopolitique et la région, qui ploie sous un legs d'injustices cumulatives depuis des décennies. C'est sous cette bannière qu'il faut placer un bon nombre de radicaux islamistes « à la recherche d'une forme quelconque de vengeance », pour avoir témoigné de situations qu'ils considèrent tout simplement inacceptables, commente en substance Maya.


Refusant de donner plus de détails sur les doléances et griefs à connotation politique, voire religieuse et/ou communautaire, de ces détenus pas comme les autres, Nancy résume les facteurs déterminants à « l'instabilité psychologique couplée au sentiment d'injustice et de révolte » issu du contexte proche-oriental et de l'implication de « certaines formations étrangères » dans la crise syrienne.
Les conclusions de leurs recherches, qui circulent aujourd'hui en Allemagne, en Autriche, en Suède et aux États-Unis, leur ont permis de comprendre certains mobiles qui font basculer les jeunes vers l'abîme. Leur souhait pour l'avenir : utiliser cette expérience pour l'investir dans un travail de prévention qu'elles ont aujourd'hui entamé dans certains quartiers pauvres de Beyrouth, dans le cadre d'une ONG, intitulée, à juste titre: « Rescue-me ». (www.rescuemelebanon.com)

 

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