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Qu’y a-t-il dans un nom

« Ammo » (oncle). Sans doute l'un des mots les plus émouvants de notre parler dialectal. Un mot que dans notre enfance on nous a appris à prononcer pour dire monsieur, pour s'adresser à un inconnu, car oui, dans notre enfance, on ne nous interdisait pas de parler aux inconnus. On les appelait respectueusement « oncle », manière de leur montrer notre confiance, manière de les inviter à en être dignes et de les investir de la responsabilité d'un parent vis-à-vis d'un enfant ; manière, pourquoi pas, de neutraliser en eux toute intention malveillante. « Ammo », l'épicier du quartier. « Ammo », le chauffeur d'autocar. « Ammo », le concierge, le boulanger, n'importe quel ami de vos parents, familier ou pas. Dans le monde des adultes, il y avait les papas, les mamans et le reste de l'humanité qui se divisait en « ammo » et « tante » (en français, le « tante »).

Les sociétés sécrètent des mots qui les racontent. Par ce « ammo », les enfants avaient la vertu de transformer le Liban tout entier en une même grande tribu, désamorcer les conflits de murs mitoyens, entretenir la coexistence. Le pouvoir de ce mot englobait même le reste du monde. Je me souviens du petit Maxime, 3 ans, fasciné par la télévision, qui annonçait à la ronde, en mai 1995, que « ammo Chirac... Il a gagné ! ». Dit comme ça, la victoire de Jacques Chirac à la présidence de la République française vous avait l'importance d'une affaire de famille. Ce mot pourtant, les guerres successives l'ont oblitéré, vidé de sens et de substance. Tout individu mâle était désormais un combattant en puissance, un assassin déguisé, un être hostile que l'on ne pouvait plus, en toute ingénuité, intégrer à sa parentèle. On émigra, on revint avec des mœurs d'ailleurs. Un snobisme urbain déchut les « ammo » et les « tante » de leur statut fédérateur. Ils s'en allèrent se mêler aux échos étouffés des accents vernaculaires et du parler rugueux des paysans. L'obsession jeuniste du nouveau millénaire s'accommodait mal de ces appellations qui vous donnaient d'office dix ans de plus que vous n'en méritiez. Qu'un troufion vous donne du « ammo » sur un check-point, et vous passiez le reste de la soirée devant le miroir à recompter vos cheveux blancs. Qu'une petite vendeuse vous donne du « tante », et vous étiez candidate au botulisme le temps d'absorber le choc. Bref, ça ne se fait plus.

Ou plutôt, ça se fait encore. Chez les gens simples, chez les plus démunis. Les gens qui s'accrochent à ce lien fictif créé par le mot parce qu'ils en ont tant besoin. Dans une vidéo prise à Madaya, publiée par le WFP, un enfant épuisé aborde l'homme qui filme : « – Je voudrais vous demander quelque chose, ammo. – Que veux-tu me dire ? – Je voudrais, j'ai honte de vous le demander... Si vous aviez quelque chose à manger pour mes petits frères... Ça fait trois jours qu'on ne trouve rien... Si seulement... juste pour faire passer cette journée, ammo. » L'homme est aussi démuni que l'enfant. Mais dans ce mot, « ammo », il y a de la nourriture pour deux. Un talisman, un serment tacite de protection mutuelle. Ils survivront.

« Ammo » (oncle). Sans doute l'un des mots les plus émouvants de notre parler dialectal. Un mot que dans notre enfance on nous a appris à prononcer pour dire monsieur, pour s'adresser à un inconnu, car oui, dans notre enfance, on ne nous interdisait pas de parler aux inconnus. On les appelait respectueusement « oncle », manière de leur montrer notre confiance, manière de les inviter...

commentaires (6)

"Ammou" que j'ai répété des milliers de fois aux personnes d'un certain âge durant les 44 ans de ma vie au Liban. Tout cela est de la préhistoire. En 2002, j'ai loué une voiture pour mes déplacements dans mon pays natal. Arrivé à la Place Saloumé à Sinn-el-Fil en allant vers Jounieh, j'attendais le passage des voitures arrivées à ma droite venant de Dekouané. Un jeune chauffard derrière moi m'a balancé : "Zih ya kherfan" (Dégage Ô sénile).

Un Libanais

18 h 10, le 14 janvier 2016

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Commentaires (6)

  • "Ammou" que j'ai répété des milliers de fois aux personnes d'un certain âge durant les 44 ans de ma vie au Liban. Tout cela est de la préhistoire. En 2002, j'ai loué une voiture pour mes déplacements dans mon pays natal. Arrivé à la Place Saloumé à Sinn-el-Fil en allant vers Jounieh, j'attendais le passage des voitures arrivées à ma droite venant de Dekouané. Un jeune chauffard derrière moi m'a balancé : "Zih ya kherfan" (Dégage Ô sénile).

    Un Libanais

    18 h 10, le 14 janvier 2016

  • Dans un article sur deux , madame fifi ne loupe pas , du haut de sa lignee de grande noblesse , de tartiner sur les braves (euphemisme ) libanais paysans soient -ils , concierges ou vendeuses sans oublier " sa"soubrette et " sa "cuisiniere .. Seriez vous chere fifi une rescapee des Bourbons ? Que sais-je moi . L idee de vos atricles est majoritairement geniale si vous ne tombiez pas dans le piege du complexe de superiorite .

    Hitti arlette

    14 h 34, le 14 janvier 2016

  • Tres emouvant...

    Michele Aoun

    12 h 36, le 14 janvier 2016

  • De plus en plus sensible, la Fifi !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    09 h 24, le 14 janvier 2016

  • Merci pour cet article que j'attends toujous,objectif frai et raconte nos traditions ....

    Soeur Yvette

    08 h 56, le 14 janvier 2016

  • Nostalgie de bon aloi. Sacrément émouvant!

    Paul-René Safa

    08 h 45, le 14 janvier 2016

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