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Lifestyle - Tous les chats sont gris

Attaquer le soleil avant qu’il ne disparaisse

Il est dix-huit heures, les Libanais s'éveillent. Pour fêter l'heure sacrée des sunsets, lorsque le soleil tire sa révérence face à un pays qui prend depuis un moment des allures de ténèbres...

Photo Gilles KHOURY

Le seul avantage de la canicule, c'est qu'elle concentre l'agressivité ambiante sur un seul responsable, coupable providentiel, le Soleil. Enfin, le pouvoir, émietté par notre peuple en mosaïque, se réunifie. Le roi jaune remonte sur son trône pour un règne sans partage. Et lorsque ce dernier donne la même couleur aux gens, devenus tous livides à force de marcher à l'ombre et de transpirer pis que pendre, les Libanais reprennent à bon compte la maxime de Sade et se décident à « attaquer le soleil ». Pour éradiquer cette canicule qui liquéfie toute force de résistance, qui trucide les libidos les plus féroces, qui dilue tout esprit créatif ou élan productif dans des auréoles brûlantes, assaillons donc le soleil ! Faisons la peau à celui qui nous la tanne. Et tant pis pour les bimbos fanas de minishorts et les amateurs de rôtisserie à cuisse fondue.

 

Bain-marie
Dans notre pays mono-obsessionnel de rituels, comme pour simuler une pseudo-stabilité là où tout part dans tous les sens, le passage de la lumière à l'obscurité tient d'un véritable cérémonial sacro-saint qui porte le nom de Sunset... Un moment entre chien et loup qui achève les journées de grosses chaleurs, et agit comme un efficace tremplin vers des nuits endiablées. On le célèbre religieusement comme et là où l'on peut.
Pour les plus veinards, la scène se passe dans un imposant jacuzzi que les établissements balnéaires s'enorgueillissent d'offrir à leurs clients. On se glisse seul, en couple ou à plusieurs dans le bouillon glouton de ces eaux verdâtres, chlorées et de préférence mousseuses, avec la mer pour seul horizon. Mais l'événement reste incomplet sans la présence d'une bouteille de vin rosé qui porte généralement, elle aussi, le nom de Sunset. Pas de vin blanc, ni rouge, uniquement du rosé. Probablement pour jouer les coordonnées avec les teintures du ciel. Et là, mijotant dans le ferment des bulles de ce potage humain, on brandit tout l'attirail smartphones, hashtags et filtres, mitraillant hystériquement un soleil qui se noie dans des eaux couleur grenadine. Les plus habiles de l'objectif réussissent à figer l'astre doré derrière leurs verres en plastique. Les autres se suffisent d'onduler leurs corps suants au gré d'un tube pop banalement remixé par le DJ phare de l'été.

 

Rituel sacro-saint
Les Libanais ont, semble-t-il, constaté ces deux dernières années que le soleil se couchait, un phénomène naturel qui a pourtant l'âge du Bing Bang. On ne s'invite plus à dîner, ni à danser, encore moins à bruncher ou déjeuner. On remplace ces événements mondains par des sunsets, sur les plages de Tyr ou Batroun, des cantons que l'on vient également de repérer sur la carte du Liban. Souvent, on investit les collines et autres montagnes libanaises, rien d'autre que le bar du Montagnou à Faraya ou les Cèdres, vedettes des couchers de soleil garnis de nuages façon pelage de mouton. Côté ville, en tenues de boulot, on grimpe sur les rooftops pour une vue panoramique, on fait des infidélités au Skybar qui a tristement brûlé. On découvre des épaules cuivrées et (re)découvre la version estivale du Myu, le Iris ou les toits des hôtels de la capitale. Les âmes tourmentées préfèrent, elles, se rabattre sur des lieux plus kitsch ou pittoresques, à savoir le Sporting, naturellement, ou le Café Rawda. L'essentiel est d'avoir son verre bien alcoolisé dans lequel on pioche alors que le soleil plonge lentement dans la mer.

 

Soleil noir
De son côté, l'État, ou l'absence d'État dans notre cas, a opté pour une forme moins festive d'attaquer le soleil en suivant à la lettre le dicton du bon marquis de Sade. D'où la banalisation, voire l'apologie, des assassins et autres balivernes qui pullulent notre quotidien, particulièrement depuis le début de cette saison estivale qui a tout d'un été meurtrier. Comme à califourchon sur des balais de sorcières, les Tarek Yatim et autres mains malfaisantes étendent leur règne sur une ville où les lueurs de l'astre jaune sont troquées contre les étincelles macabres d'un soleil noir. Entre le corps de Georges Rif gisant sur une rue en plein jour, ou les débris de vies quotidiennes empilées en monticules de déchets, c'est la plus obscure des nuits qui a pris le pouvoir. Attaquer le soleil ne leur suffit plus, eux. Il faut l'abattre.

 

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