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Lifestyle - Tous les chats sont gris

Comme un baiser langoureux entre Haïfa et Feyrouz

Un pied dans les dentelles de l'âge d'or des années 60 et un pied dans le bling-bling d'un tube pop banalement trash. Un pied sur la terre ferme et un pied dans les abysses bleu turquoise. Voilà pourquoi les nuits de Raouché sentent bon le Liban.

Photo Gilles Khoury

« Pour ma seule soirée ici, je voudrais vivre la ville, la renifler, la sentir. » Lorsqu'un ami étranger, de passage à Beyrouth pour 24 heures, exprime ce souhait, clair, formulé, d'un ton assuré de surcroît, vous vous retrouvez face à une équation à plusieurs inconnues. Pas de bling-bling, pas de fêtes, pas de grande bouffe non plus. Pas d'artifices, Beyrouth simplement. Où l'emmener ? Quoi lui montrer ? Et là, un mot s'illumine dans votre tête, comme une évidence : Raouché ! Raouché la nuit, ce savant mélange entre la Croisette cannoise et Istiklal la stambouliote, ce croisement entre une Bentley et un vendeur de maïs, comme un baiser langoureux entre Haïfa Wehbé et Feyrouz, avec la mer en toile de fond.

Une époque révolue ?
La promenade démarre au pied du Saint-Georges avec une rencontre pour le moins insolite. On le voit arriver de loin, sa longue silhouette de pantin qui bute aux chambranles, son regard noir écarquillé, une politesse au bout de la langue et, soigneusement plié dans la poche de son complet marron, un tas de photos jaunies. « Maître Fawzi » fut l'un des piliers de la nuit beyrouthine des années 60-70, un gardien des lieux, diront certains. Serveur élevé au rang de maître d'hôtel, il conte à notre « touriste » les folles nuits du quartier des hôtels dans des envolées naïves ponctuées d'une lucidité douloureusement aiguisée. « Tous les soirs, je repasse par le quartier de Zeytouné. Les vestiges du Saint-Georges et des petits hôtels qui l'entourent m'arrachent le cœur, avoue-t-il. Ils représentent une époque révolue. Celle des véritables bals, comme on n'en fait plus. Moi, j'y garde un pied, même si on me prend pour un fou. »
Maître Fawzi appartient donc aux nuits de cet âge d'or, les grands soirs d'avant-guerre où l'insouciance étend son règne ; des hommes en nœuds pap' et des femmes en robes longues indolentes traînant leur beauté sous des lustres clinquants avec des coupes de bulles à la main.

Parenthèse nostalgie refermée, cap sur la corniche. Alors que le soleil achève sa course dans la mer, Raouché est investie par des coureurs invétérés. À pied, en vélo ou en rollers, les sportifs, les flâneurs, les amoureux y accourent aussi. « C'est la gym la plus belle et la moins chère du monde », déclare notre ami. Et il a bien raison car il y a, en l'occurrence, tout au long de cette voie, une flopée de joggeurs aux airs de GI américains qui étirent leurs silhouettes sculptées face à la mer, sur les rampes rénovées. Ce sont généralement des expats affiliés à l'Université américaine de Beyrouth. Suants, ils terminent leur entraînement chez le presseur d'oranges, quand ce dernier en a la permission, qui écrase cinquante nuances d'agrumes dans sa machine ancestrale à l'aide de ses biceps bien fournis avant de rentrer chez lui, à temps pour le dîner.
L'heure à laquelle les cafés de la corniche, de Aïn Mreissé au Bay Rock Café, se parfument au narguilé, à l'arak et aux effluves de mezzés. Des flâneurs préfèrent improviser leur propre petit pique-nique sur l'un des bancs face à la mer ou dans le coffre de leur bagnole : ils installent une chicha, ressortent un Tupperware de « termos » qu'ils propulsent à coups de langue, déplient un sac de foul ou bazella parce que le printemps a pointé son nez. Toute la famille est là. La mama, inquiète, court après les enfants qui poursuivent inconscients leurs ballons entre les voitures. On se pose et regarde la mer, respire l'iode à pleins poumons, branche une radio. C'est Haïfa Wehbé qui s'est mise à l'anglais. Le tube est repris par les voitures qui grincent des freins en dérapant sur les tournants de Raouché. On s'accoude sur la rampe et l'on aperçoit des pêcheurs qui profitent de la nuit pour une meilleure récolte, parsemés sur les rochers comme des joueurs de baby-foot.

Réinventer le monde
Arrêt au Luna Park de Manara en décomposition mais où continuent à affluer des enfants avec leurs parents qui n'ont visiblement peur de rien. Notre « voyageur » aimerait faire un tour dans la grande roue, on le lui déconseille. « Elle enlace Beyrouth », sourit-il. Enlace et surplombe Beyrouth et son grand bleu. La mer justement, on peut y accéder par le légendaire Rawda Café ou chez Abou Élie, le spot communiste bien caché où trônent des images de Che, Lénine ou Nasser. Ici, comme tous les soirs, des Cyrano du damier se lancent le gant avec panache et déplacent leurs pions comme des soldats sur un champ de bataille. Ils viennent aussi se retrouver pour échanger leurs idées et écrire, au gré des mélodies géométriques d'un oud. Et puis, en fin de soirée, crier ces vers alanguis et serpentins, avec justesse et sobriété, comme pour réinventer le monde.
La promenade prend fin avec un cocktail fruits et achta au Petit Café qui surplombe la Grotte aux Pigeons d'où se jettent, une fois la nuit tombée, des gamins au péril de leur vie. D'ici, on voit s'étaler les lumières hétéroclites de Beyrouth. Le regard se hasarde vers le bas. Une femme retire son voile fleuri et libère sa chevelure au vent. Ici, à Raouché, quelque part entre espoir et chaos.

 

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Magnifique ballade. Au temps suspend ton vol...

Nadine Naccache

08 h 01, le 18 avril 2015

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Commentaires (1)

  • Magnifique ballade. Au temps suspend ton vol...

    Nadine Naccache

    08 h 01, le 18 avril 2015

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