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Liban - Histoire

Quarante et un ans avant l’insurrection de Tanios Chahine, Kfarhay se rebellait déjà contre les usuriers

Le premier congrès au Proche-Orient contre la cherté de vie s'est tenu en 1817 dans la région de Batroun.

L’école Mar Youhanna Maroun à Kfarhay.

L'histoire économique, sociale et culturelle du Liban représente un témoignage éminent de la marche vers la liberté et la démocratie et des circonstances particulières m'incitent à en présenter une manifestation totalement méconnue.


Depuis plus de douze ans les Amis de Sourat sous la vigoureuse impulsion du Dr Issa Firkh, de Sami Feghali et de nombreux amis interpellent chaque année notre conscience culturelle par des dîners-concerts champêtres sous les chênes centenaires de la place de ce village de Batroun. Sollicité pour une collaboration amicale à cette manifestation, je me suis rappelé que le monastère de Saint-Jean-Maron du village de Kfarhay – situé juste en face de Sourat – a été le lieu de réunion en 1817 du premier congrès tenu au Proche-Orient pour lutter contre l'usure et la vie chère. Or ce village de Kfarhay me tient à cœur pour deux raisons : la première pour la place historique qu'il occupe dans l'histoire du Liban, puisqu'il a abrité le premier siège patriarcal maronite inauguré en 685 avec le patriarche saint Jean Maron et le dépositaire de la relique de saint Maron que Mgr Boulos Saadé lors de son mandat d'évêque de la région a ramenée de Foligno après avoir magnifiquement restauré le couvent ; la seconde d'ordre personnel et familial puisque ma famille maternelle – les Freifer, dépositaires de ce lieu par une bulle spéciale du patriarche Estephan en 1787 – a contribué sous l'épiscopat de l'oncle de mon grand-père Mgr Youssef Freifer (1818-1889) à placer ce couvent au cœur de l'expansion éducationnelle et culturelle de tout le Liban-Nord au point qu'à partir des années 1880, dix bourses d'études seront accordées par le gouvernement français aux élèves de ce couvent.


Ainsi donc, cette sollicitation m'a poussé à mettre en valeur cet aspect de la phase de transition de la société libanaise dès le XVIIIe siècle – tant oublié ou méconnu – et qu'il est équitable de rappeler. Que s'est-il donc passé en 1817 dans ce couvent de Saint-Jean Maron de Kfarhay, toujours debout et dont la forte construction représente détermination et courage face au temps et aux faiblesses des hommes.
Le rassemblement qui s'est tenu à Kfarhay à la demande de l'évêque Germanos Tabet et l'appel lancé le 21 juin 1817 représentent une véritable « première » sur le plan politique, économique et social et constituent le premier congrès tenu au Proche-Orient pour lutter contre l'usure et la vie chère.


Que dit le texte de l'appel du 21 juin 1817 dont nous présentons ici la traduction en langue française ?
« Germanos évêque de Jbeil et Batroun (le sceau avec la représentation de la Vierge portant son enfant)
« Appel au nom de Dieu pour toute personne lisant notre texte de notre diocèse en général.
« Comme il est du devoir de tout chrétien au nom de l'amour de guider son prochain autant qu'il le peut vers la voie du salut et de la délivrance, il est du devoir de l'évêque, non seulement au nom de l'amour mais également de la justice, de consacrer tout son temps à l'éducation de l'ensemble de son diocèse, d'assurer leur formation morale et d'abolir les mauvaises habitudes existantes dans leurs relations mutuelles et tout ce qui pèse sur leur conscience devant Dieu le Très Haut, pour que de cette manière il se sauve de la damnation car il les a reçus du Très Haut (mission) pour les mettre dans une voie de rectitude vers la destination finale, soit le bonheur éternel.
« Ainsi donc, nous, établi par la grâce de Dieu comme un de ses frères les évêques en charge des communautés et à qui incombe cet engagement, la mauvaise habitude despotique utilisée par certains des enfants de notre diocèse, particulièrement dans la ville de Batroun, contraire à la rectitude de la loi divine naturelle et positive, mauvaise habitude qui porte certains à acheter les récoltes et les produits (artisanaux) en espèces et à les vendre en espèces avec un grand profit impensable et à tempérament avec des profits redoublés ; certains les achètent à tempérament et les vendent en espèces et à tempérament avec les mêmes profits élevés et cela de la même manière, que la vente s'effectue au début ou à la fin de l'année, et autres comportements douteux avec cupidité et sans se soucier d'offenser le Seigneur et la perte de leurs âmes car cela s'appelle de l'usure, ce qui est interdit par la loi divine naturelle positive et civile, comme l'a dit le Seigneur : « Ne donne pas ton argent en usure. Accordez des prêts mais ne récupérez pas l'intérêt. »

Cette interdiction a été approuvée même par les saints pères et les conciles œcuméniques, tous les professeurs, les docteurs et les souverains pontifes sous peine de sanctions terribles, car tous interdisent l'usure quelle qu'en soit la nature. Dès lors les responsabilités de notre fonction nous ont poussés à agir dans ce domaine pour diffuser cet appel grâce auquel nous espérons (changer les choses) sous peine de tomber immédiatement dans l'excommunication.


« Premièrement pour ceux qui ont donné des récoltes ou des produits (artisanaux) à tempérament, ne rien percevoir qu'après que chacun se fut présenté devant nous et après examen de la nature de son activité et remise d'une note de notre part précisant la quantité à percevoir.
Deuxièmement pour ceux qui ont pris à tempérament sous peine de tomber dans la même excommunication, ne payer à personne avant de s'assurer qu'il a en main la notice de notre part pour percevoir la quantité due et nous ordonnons (à nos enfants tous les prêtres), s'ils apprennent que quelqu'un a contrevenu à cet ordre, de déclarer immédiatement son excommunication en notre nom et de le prévenir que s'il continue dans cette voie, à Dieu ne plaise, nous déclarerons son excommunication dans tout le pays pour être un exemple. Tel est l'objet que nous avons déclaré (de notre part) à tous les fidèles.
Écrit le 21 juin 1817 chrétienne. »


Que pouvons-nous déduire de ce document ?
1- Le témoignage porté par l'évêque sur le rôle économique et social qui lui est dévolu dans la société est assimilé à une fonction religieuse, exigeant de sa part intervention et patronage pour sauver les âmes de son diocèse des mauvaises habitudes – car le fait de négliger cette fonction constitue pour lui une condamnation au tribunal de Dieu. On constate bien ainsi la sensibilité de la société maronite au début du XIXe siècle au rôle social et économique de l'évêque assimilé à un rôle religieux à un moment où les mécanismes mêmes de cette société commençaient à changer sous la pression du développement des échanges.


2- L'identification des mauvaises habitudes économiques et sociales symbolisées par : (a) l'acquisition des produits en liquide et leur revente en liquide avec des profits usuraires ou à tempérament avec des profits redoublés, et (b) l'acquisition de produits à crédit et leur revente en liquide ou à tempérament avec des profits redoublés.


3- Le rappel avec insistance de la condamnation religieuse de l'usure, qui est contraire à tous les principes reconnus par l'Évangile et les Pères de l'Église.


4- L'imposition de solutions pratiques, fermes et exigeantes à l'encontre des usuriers. Ainsi, (a) les commerçants n'ont le droit de percevoir aucun montant, avant de se présenter auprès de l'évêque pour obtenir de lui un document mentionnant le montant ou la quantité à percevoir, et (b) les clients n'ont pas à payer leurs dus avant de se présenter devant l'évêque pour ordonner les modalités et les moyens de paiement.


5- L'imposition de sanctions majeures contre les contrevenants à cet appel avec : (a) une mesure de premier degré revenant à une excommunication limitée au nom de l'évêque à caractère de réprimande pour que le contrevenant revienne sur son erreur, et (b) une excommunication du contrevenant par l'évêque lancée dans tout le pays pour qu'il devienne un exemple pour tous conduisant au rejet de ce contrevenant du pays et de sa communauté tout en relevant que cette sanction du second degré était la plus dure des sanctions de l'époque.

 

Quels ont été les effets de cet appel de l'évêque ?

Le père Boutros Hokayem qui a assisté à ce congrès économique en 1817 a noté dans son agenda à propos de cet appel : « Le patriarche Tyan au cours de son séjour au siège de Saint-Jean-Maron (Kfarhay) a demandé à son frère l'évêque Germanos Tabet de mander les notables du pays pour un congrès dans lequel seront fixés les prix des produits. Ainsi en a-t-il été. Les notables ont été conviés en 1818 (1817 en fait, puisque l'appel date de cette année), ils se sont présentés et un prix équitable a été fixé pour chaque produit... ».


Ce document original témoigne bien des débuts de la phase de transition de la société du Mont-Liban face au développement des échanges et aux transformations de la vie économique, sociale et culturelle avec l'éveil de la société aux phénomènes des prix, des intérêts et de l'usure. Ces éléments certes existaient auparavant mais l'ampleur du phénomène et ses conséquences sociales en ont fait un phénomène de société et non plus de simple relation individuelle de commerçant à consommateur. Il y a lieu de savoir gré à cette société rurale d'avoir su prendre conscience de la gravité d'une pareille situation et de s'être engagée à travers les autorités religieuses à tenter de réguler les marchés dans l'intérêt de tous. Ce congrès social et économique tenu à Kfarhay en 1817 reflète déjà les préoccupations de la société et annonce les rassemblements populaires du XIXe siècle de Batroun, de Lehfed et plus tard de Tanios Chahine en 1858 où les revendications économiques et sociales n'étaient pas étrangères au mouvement politique lui-même.


C'est enfin l'affirmation de la phase de transition entre la société traditionnelle du XVIIIe siècle avec les changements du XIXe siècle et les débuts de l'industrialisation que va commencer à connaître le Liban à partir des années 1850. Certes, les choses iront lentement mais la décision d'ouvrir une école en 1787 dans ce couvent de Saint-Jean-Maron à Kfarhay et celle d'intervenir pour réguler les mécanismes financiers et sociaux de cette société en mutation, en prenant en compte les intérêts de tous, constituent les prémisses d'une transformation historique qui vont faire de cette société du Mont-Liban le modèle d'un système économique, social et politique fondé sur le libéralisme et la démocratie qui n'a pas fini de marquer le Liban d'aujourd'hui.

 

*Avocat et professeur. Ancien président du conseil d'administration de la Caisse nationale de Sécurité sociale et des Archives nationales

 

Michel Abi Fadel : Un congrès religieux et civil pour fixer les prix des nécessités à l'école Saint-Jean-Maron – Kfarhay (1817) in Mélanges offerts au père Boulos Féghali (2002) : Études sur l'Orient – l'histoire du Liban – pages 225-243.
2 Monseigneur Youssef Dagher : Les patriarches maronites – pages 77 – Beyrouth 1957

L'histoire économique, sociale et culturelle du Liban représente un témoignage éminent de la marche vers la liberté et la démocratie et des circonstances particulières m'incitent à en présenter une manifestation totalement méconnue.
Depuis plus de douze ans les Amis de Sourat sous la vigoureuse impulsion du Dr Issa Firkh, de Sami Feghali et de nombreux amis interpellent chaque année...

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