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Culture - Exposition

En ce monde arabe bipolaire, le cri de la vie de Youssef Abdelké contre la mort

Un dessinateur de grand talent. Intense et rêche. Avec quelque tendresse dans un monde de brutes. Youssef Abdelké, artiste syrien engagé, donne à voir ses derniers travaux au fusain à la galerie Tanit* (Nayla Kettaneh Kunigk). Un cérémonial de la mort pour parler de la vie. Sans pathos. Avec une noirceur à la poigne abrasive.

L’artiste devant une de ses toiles baptisée «Saint Jean Chrysostome».

Vie mouvementée d'un peintre qui a sculpté des statues, avec de la mie de pain de sa ration alimentaire, lorsqu'il a fait de la prison au pays des rives du Barada. Contestation et prise de position pour défendre, dit-il, la liberté et la dignité.
En ce monde arabe bipolaire, en cette Syrie aujourd'hui à feu et à sang, un homme de 63 ans, aux cheveux plus blancs que neige, marqué du sceau des événements qui ne glissent pas comme de l'eau sur du marbre, arrêté plus d'une fois pour sa grande gueule et ses dessins au tranchant de scalpel, aux toiles exposées au British Museum de Londres, à l'Institut du monde arabe à Paris et dans les salons cossus des grands collectionneurs de par le monde, se dresse contre la banalisation de l'horreur.
Youssef Abdelké, fin dessinateur au tracé remarquable, maître des images en noir et blanc, à l'humanisme chatouilleux et vibrant, offre une sélection de son inspiration. Univers effrayant et oppressant où s'amoncellent cadavres, deuil, douleurs, membres dépecés, mais avec toujours un rai de lumière. Pour ne pas couper l'espoir. Pour rester en vie.
Des fleurs dans leur vase, un oiseau mort, un poisson ligoté, un couteau de boucher à la lame luisante, un corps prêt à être embaumé, un cadavre au regard suppliant, un bras coupé qui gît sur la route, une tête décapitée à la bouche prête à parler, une théière sur un damier avec deux tasses
ensanglantées...
Saint Jean Chrysostome à qui, en vain, on voudrait faire avaler sa langue, un cœur sorti du thorax comme un morceau de caoutchouc, transpercé de part en part d'une aiguille monumentale, un crochet en fer à donner froid au dos...
Voilà les « actants », inertes et vivants, d'une tragédie humaine qui en dit long sur les souffrances, les déchirures, les aberrations, les tortures, les démantèlements des sociétés aux démocraties en argile, bouse, matraques, baïonnettes et fils de barbelés.
Loin de vouloir rivaliser avec les photos de la presse et des écrans de télé qui noient lecteurs et spectateurs sous une pléthore innommable et violente de soi-disant reportages de choc, Youssef Abdelké, alliant imaginaire et réalité, en un théâtre macabre, cruel et mortifère, croque avec maîtrise et sang-froid tout un chaos d'images insoutenables. Dans leur détresse, leur gravité, leur hallucinant surréalisme, leur halo de non-dit éloquent, de témoignage sans concession, virulent et cinglant. Et d'apport de réflexion d'un artiste qui sait adroitement exposer les angles et les accessoires d'un incommensurable drame humain.
Si indubitablement la mort plane sur cette exposition de vingt-trois toiles de toutes dimensions (aussi bien méga que moyenne ou petite), les nuances du noir et du blanc sont parfois écrasées par ces quelques parcimonieuses touches d'acrylique rouge-sang qui se répandent en éclaboussures et nappes indécises. Ce sont les seules notes colorées, brèves et économes, comme pour éviter toute surcharge ou tout dérapage émotionnel, dans une narration picturale d'un lyrisme funéraire.
Sans abstraire la vie, cette messe noire, cet oratorio, ce requiem pour les défunts, survivants et laissés-pour compte, propose des pans de vie. Par le biais des pétales des fleurs si peu fanées dans un uniflore, le regard d'un enfant, la proximité si peu probable entre un couteau et un papillon, métaphore perceptible pour tous les paradoxes des extrêmes. Force aveugle et fragile vulnérabilité, rouleau compresseur de la tyrannie et légèreté de la liberté.
Youssef Abdelké, qui ne manque certainement pas d'information et de culture, historiquement, surtout en matière de dévoiement des natures humaines, a recours à l'image tutélaire de la mère. Cette mère au cœur brisé, saccagé, lorsque son enfant meurt et disparaît dans ces cortèges et convois des disparus.
Photo en main de l'enfant perdu (souvenir à jamais vivant), sa petite fille dans ses jupons, elle pose pour les contemporains et la postérité. Bonjour Archylle Gorki dans cette œuvre jumelle (dans son architecture et son concept) du peintre arménien qui symbolisait la dissémination d'un peuple et la quête de la mère patrie.
L'exposition de Youssef Abdelké, au cœur des vents contraires, tonitruants et meurtriers, de notre siècle, est un moment de grande émotion. Certes, témoignage glaçant, tant il est étouffant, d'un combat sans merci entre ombre et lumière, entre force du bien et du mal, mais aussi et surtout, fondamentalement, révélation de la beauté de l'art. Un art exercé avec une souveraine dextérité. Pour une troublante fascination.

*L'exposition de Youssef Abdelké se poursuit à la galerie Tanit (Nayla Kettaneh-Kunigk), Mar Mikhaël, jusqu'au 8 mars.

Vie mouvementée d'un peintre qui a sculpté des statues, avec de la mie de pain de sa ration alimentaire, lorsqu'il a fait de la prison au pays des rives du Barada. Contestation et prise de position pour défendre, dit-il, la liberté et la dignité.En ce monde arabe bipolaire, en cette Syrie aujourd'hui à feu et à sang, un homme de 63 ans, aux cheveux plus blancs que neige, marqué du sceau...

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