Ils arrivent ! On les attend, le cœur en braises. On ne parle que de cela, d'eux, des dates de leur arrivée et de leur départ, avec tous les gens qu'on croise. On a fleuri la maison, repeint leur chambre, acheté de nouveaux draps, fait laver la voiture et dix allers et retours au supermarché, retenu toute la famille à dîner « le 21 à 21h, c'est facile, n'oubliez pas ! ». Il y aura aussi une soirée pour les camarades, le lendemain ou le surlendemain. Les deux premières années, on leur fait une haie d'honneur à l'aéroport. Après on dédramatise. Mais ça fait toujours quelque chose de les voir apparaître à la sortie des douanes. Ils ont maigri, ils étudient trop, ils ont peut-être le mal du pays, manquent d'appétit, n'ont pas envie de manger quand ils sont seuls. Ou bien ils ont grossi pour les mêmes raisons, ils engloutissent n'importe quoi pour calmer leur angoisse et combler leur solitude. Dans les deux cas, ils sentent l'avion, ont les cheveux trop longs, disent avoir sommeil, mal à la tête, au ventre ou au cœur.
De toute façon, on a déjà pris rendez-vous chez le coiffeur, le dentiste, le pédiatre (oui, à leur âge). Le crin discipliné, les dents couronnées, le regard un peu plus vif, rafraîchis comme des sous neufs, ils sont prêts à se replonger dans le bain familial. Sauf que la famille ne les reverra plus. Déjà ils ont retrouvé les vieilles mauvaises habitudes, veiller jusqu'à pas d'heure, se réveiller trop tard, traîner à la salle de bains, n'émerger que pour aller retrouver la bande. Ils ont ramené un peu de travail, pour ne pas perdre la main, mais « on n'arrive pas à étudier, ici ». À croire que le Liban n'a été inventé que pour les vacances. Forcément de mauvaise humeur, contrariés par le temps de réadaptation trop court et la perspective du retour, on sent qu'ils se retiennent d'être heureux de peur d'y prendre goût. Le bonheur du retour, ça vous met du plomb dans l'aile.
D'autant que le plomb est partout. L'atmosphère est pesante. Deux explosions déjà, pendant ce court séjour.
On regrette déjà de les avoir fait revenir. Les jeunes meurent n'importe comment par ici. Victimes du bras de fer entre les mafias locales et régionales (à d'autres, le bluff des confessions et des idéologies). Victimes, surtout, des routes et du comportement absurde et irresponsable du Libanais de base au volant. Il ne faut pas oublier que le trafic routier est de loin plus meurtrier que les voitures piégées, ça aide à relativiser. On n'aurait jamais dû mettre de voitures en circulation dans ce pays, vu l'usage létal qu'on en fait à tous les niveaux.
Enfin, ils s'en vont. On reste frustrés de ne pas les avoir assez respirés. Et puis prostrés, avec ce sentiment de ne pas en avoir assez fait pour leur bonheur. On sent leur tristesse, on ne sait pas trop d'où elle vient. On est encore plus accablés de les raccompagner à l'aéroport. On a mis en douce un peu de kebbé dans leurs bagages, « pour le congélateur, quand tu n'auras pas envie d'aller acheter à manger ». On sait que tout finira à la poubelle, mais on le fait pour soi, nourriciers jusqu'au désespoir. « Vos enfants ne sont pas vos enfants. » Il fallait un Libanais, qui plus est sans enfants, pour écrire une horreur pareille. Khalil Gibran, on vous retient ! En effet, depuis des siècles nous faisons des enfants pour les autres, pour l'Europe, pour l'Amérique. On aimerait bien se dire un jour qu'on pourrait les garder.
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MADAME FIFI ABOU DIB... ANNONCIATRICE DE SAGESSE ET DE PAIX DANS LES ESPRITS ! VOILÀ UNE VRAIE VOYANTE AUX PRÉVISIONS QUI EMBAUMENT L'ESPRIT. UN ORACLE QU'ON AIMERAIT VOIR SE RÉALISER LES PÉDICTIONS ! ALLEZ, BONNE JOURNÉE MADAME ET DONNEZ TOUJOURS DE CES NOUVELLES D'ESPOIR !!!
LA LIBRE EXPRESSION
11 h 29, le 10 janvier 2014