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Liban - La vie, mode d’emploi

31 – Le salut par la fierté

Quelques-uns cherchent à s'en tirer de cette manière, en faisant la bravache et par la cravache. On fouette son sang (qui de rouge devient bleu) et on caracole sous ses propres hourras : « Il n'y a pas de quoi fouetter un chat ! »
clame-t-on, et « Bon sang ne saurait mentir ! » C'est une façon d'agir, de dire et de voir qui peut faire rire ou se défendre. Elle ne nous intéresse pas, car il y en a une de plus comique et qu'on a peine même à comprendre. C'est lorsque la fierté s'invite dans votre vie avec des prétentions exorbitantes pour une intruse, puisqu'elle veut y occuper toute la place. Voilà comment les choses peuvent se passer.
Moment dramatique dans votre histoire familiale : un vieux parent est atteint d'une maladie incurable et vient de subir un traitement qui l'a laissé pantelant. Un jeune médecin, qui « monte » chez ses confrères et qui est déjà promu au rang de demi-dDieu chez ses patients pour cette parole qui peut les faire vivre quelques jours d'illusion ou les tuer sur l'heure, fait son entrée dans votre existence. Vous n'êtes pas malade, mais avez foi dans la jeunesse, généreuse comme chacun sait et surtout très bien formée, comme on le répète. Vous supposez donc que ce jeune médecin a dû suivre toutes les sessions de « gestion » des misères humaines : du stress, pour « cellules de crise » et cellules en crise de démesure, etc. Vous vous dites que vous êtes en de bonnes mains, votre psychisme et vous et, surtout, le vase en porcelaine fine qu'est devenu le cœur de votre parent malade ; que ce jeune saura manipuler toute cette fragilité avec une dextérité acquise dans ces stages de formation-complémentaire-et-indispensable pour lesquels on va même jusqu'à l'autre bout de la planète ; que vous pouvez vous en remettre à lui, au moins pour ne pas ajouter au grand travail de démolition de votre existence, la physiologie satisfaisant déjà amplement à la tâche. Quand il pénètre donc dans la chambre de votre parent, vous le regardez avec une pleine confiance et vous pensez (psychologie élémentaire acquise dans une simple fréquentation de soi) qu'elle doit l'aider à encore mieux faire. Ce n'est qu'après un long silence, comme pour marquer toute la solennité du moment et la valeur du propos, et qui a fait battre votre cœur à la chamade comme je suppose celui de Moïse sur le mont Horeb, que le demi-dieu, le médecin qui « monte », le participant actif à tous les cycles de formation complémentaire, laisse, enfin, tomber sa parole de vie : « Je suis fier de vous ! » Vous êtes sidéré, comme si vous étiez effectivement sur l'Horeb. Que vient faire la fierté dans tout ce démantèlement de l'être que vous expérimentez avec votre parent depuis des semaines ? Que vient faire « sa » fierté dans cette histoire si personnelle qu'elle est indicible et qu'on attrape, pour en parler, des mots qui courent les rues, les magazines et les conversations pour simplement ressembler encore à un humain, cet animal loquace ? Et le plus étrange, c'est qu'il semble aussi très fier de sa parole puisqu'il ne dit plus rien. Par elle, il a tout dit. Sa parole était « la parole ». Avait-il une parole de rechange, si, par exemple, nos regards avaient été moins confiants ou si on lui avait appris qu'un confrère « était monté » un peu plus haut que lui après un récent workshop ?
L'exégèse commençait donc. Et sans doute est-ce la moindre des choses quand le demi-dieu vous parle en personne (et non ses messagers, longue cohorte d'assistants, stagiaires, résidents, étudiants, infirmiers, qui avait déjà défilé avec plus de silence que de révélations), qu'il se montre si lapidaire et définitif : « Je suis fier de vous ! » Vous vous installez illico à votre table de travail mentale, avec votre mémoire comme bibliothèque portative pour tenter de déchiffrer les sens cachés de cette exclamation-acclamation.
Sens premier, à la manière de la psychanalyse sauvage et pour laquelle toute vérification dans les livres est inutile : je suis fier de moi qui m'en sors si bien avec vous au point que je n'ai même pas à faire l'effort de paraître intelligible. Sens second, lié au premier, mais qui exige, lui, une petite connaissance en matière de théologie protestante : je suis bien le Dieu incompréhensible pour la pauvre chose humaine que vous êtes devenue. Sens troisième, très laïc et esprit des lumières : je suis fier de l'homme qui accepte, comme moi, de parler alors qu'il n'a rien à dire ou de rester debout (même s'il est assis) comme vous, quand la vie est passée sur lui tel un rouleau compresseur. Sens quatrième, très probable et déplorable : c'est la petite phrase apprise à la dernière session, en Californie, et qui a été utilisée (travaux d'application obligent) pour un garçonnet atteint de leucémie : « Oui, papa est fier de toi, boy ! » Toute l'astuce a été évidemment de supprimer le papa et le boy, même si l'invraisemblance est allée se loger ailleurs. Ce sera un cas à soumettre au trainer de la prochaine session en Papouasie où les paysages à la Gauguin aideront à l'inspiration. Sens dernier de dernière misère humaine : le médecin qui « monte » n'est monté si haut que parce qu'il a entendu dire depuis qu'il a deux ans que papa est fier de lui parce qu'il sait marcher, parler, être premier, décrocher un diplôme, des attestations d'ateliers de formation de toutes sortes, avoir une grosse voiture et devenir bientôt une grosse pointure. Cette petite phrase sur laquelle il a bâti sa vie, comment n'agirait-elle pas comme un bâton magique sur l'état de ses patients ? Que pourrait-il leur dire de plus revigorant que cette phrase-eau de vie ? Il faut donc la répéter à satiété, ainsi qu'il l'a fait alors qu'il montait. Quant à vous, réjouissez-vous que la fierté soit venue si gracieusement vous apporter sa bonne nouvelle et son salut.

Nicole HATEM

Quelques-uns cherchent à s'en tirer de cette manière, en faisant la bravache et par la cravache. On fouette son sang (qui de rouge devient bleu) et on caracole sous ses propres hourras : « Il n'y a pas de quoi fouetter un chat ! »clame-t-on, et « Bon sang ne saurait mentir ! » C'est une façon d'agir, de dire et de voir qui peut faire rire ou se défendre. Elle ne nous intéresse pas,...

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