Une brise, à peine, et déjà quelques feuilles lasses dans les platanes se laissent emporter. Déjà l'été s'achève, même s'il en reste, et déjà cette impression qu'il a trop vite passé. Ceux qui sont quand même revenus au pays sans trottoirs, sans président, sans Parlement légitime, sans gouvernement fonctionnel, sans eau, sans électricité, se dépêchent de capter une dernière image, une dernière odeur familière, croquer une dernière pomme, gober une dernière figue, poser un dernier baiser sur un autre baiser, un dernier regard dans un autre regard, et puis s'en vont. C'est ainsi, du plus loin qu'il nous en souvienne. Les étés se déploient comme une éternité heureuse, étourdie par le chant des cigales et le fracas des vagues, enfermée entre les parenthèses des arrivées et des départs de ceux qu'on attend à longueur d'année. Dès les premières brumes, on sait qu'il faudra se réhabituer à leur absence, mais l'absence nous est une seconde nature.
C'est la saison, d'ailleurs, où reviennent ces questions sans réponses : et si... Et si ce pays avait été plus équitable, plus rationnel, moins corrompu, moins sectaire, mieux organisé ? S'il pouvait offrir une chance à ces brillants étudiants, à ces intelligences si prometteuses, à cette génération « vierge » qui n'a connu ni la crasse d'une trop longue guerre ni la dévotion aveugle, engendrée par la colère et la peur, à un chef sans compétence, incapable de lui proposer un projet qui ne soit pas de haine, incapable de lui apporter un supplément d'humanité ?...
Combien de temps faut-il à un État, à un peuple pour se relever d'une guerre ? Jour après jour, et chaque jour apportant son lot de destructions, le paysage s'efface jusqu'à rien. Un matin, on ouvre les yeux et on est ailleurs. On a beau reconstruire, rien n'est plus comme avant. Chaque pierre rapportée modifie l'atmosphère familière. Chaque visage qui disparaît du cadre quotidien, fauché, enlevé ou simplement parti, laisse dans l'air un supplément d'épaisseur et de tristesse. La guerre tue la mort elle-même, empêche les rituels, interdit le deuil. Pire, elle viole le tabou du sang sur lequel se sont construites les civilisations. Que de francs-tireurs ont témoigné avoir frémi en voyant mourir leur première victime, pour ensuite en redemander jusqu'à l'acharnement. L'image du petit Omrane continue à nous obséder. Ce n'est pas seulement son visage recouvert de cendre. Ce n'est pas son regard sidéré. C'est ce geste d'enfant ensommeillé. La main qui passe sur les yeux et le front, découvre la blessure, revient, humide. Il voit ce qu'il ne doit pas voir, sursaute avec ce qu'il lui reste d'énergie. A-t-il peur à ce moment-là ? Peur du sang comme n'importe quel enfant qui se blesse ? La main hésite une fraction de seconde. Va-t-il l'essuyer sur son T-shirt ? Se souvient-il de l'interdit maternel, ne pas se salir ? Mais qu'est-il advenu de la mère, et dans quel état se trouve déjà la chemise... Il regarde droit devant lui, essuie furtivement sa main sur le siège. Ne pas voir, empêcher la réalité. « Mais...Qu'est-ce que tu fais là ? » lui aurait dit le narrateur du Petit Prince. « Là » n'est certes pas sa place. Un jour, comme naguère les enfants du Liban, il lui faudra trouver un lieu où faire quelque chose de la vie qui lui a été donnée. Ou réinventer un pays.
Trouver sa place
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 25 août 2016 à 00h00
commentaires (5)
Sans eau, sans électricité le Liban et maintenant la Syrie deux pays voisins qui sont devenus sans vie et ou le peuple comme un troupeau de moutons vit sans but . Fou et triste .
Sabbagha Antoine
22 h 18, le 25 août 2016