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Liban - Portrait

Antoine Béchara, le syndicaliste qui a défié la guerre et la division

Le grand leader syndicaliste qu'il était avait bravé les interdits, nargué les seigneurs de la guerre et abattu tous les barrages en 1987, avec une litanie lancinante en tête : rassembler les Libanais, déchirés par la tourmente de la guerre civile. Antoine Béchara s'est éteint hier, au terme de longues années de luttes, sans pour autant jamais jeter l'éponge. Mais son rêve d'un Liban uni, libre, souverain, plus transparent, plus juste, plus digne et surtout plus humain lui survivra.

Antoine Béchara l’humaniste.

1987. Par flots, les Libanais répondent à l'appel de la CGTL (Confédération générale des travailleurs du Liban) et de son chef charismatique Antoine Béchara. Ils descendent dans la rue, venant des deux secteurs de Beyrouth, pour se retrouver place du Musée. Le moment est émouvant, car la guerre civile ravage le pays depuis des années, à travers une suite de rounds et de trêves, divisant la ville et ses habitants dans un dramatique repli communautaire et politique. Les rares chaînes de télévision de l'époque filment sans relâche des scènes de retrouvailles et d'accolades entre les habitants des quartiers est et ceux des quartiers ouest. Selon les chiffres officiels, près de 350 000 personnes participent à cette manifestation unique en son genre en période de guerre. Face à la foule enthousiaste qui brave les menaces de tirs et les risques d'explosion, Antoine Béchara affirme que les Libanais sont unis et veulent rester ensemble, contrairement à ceux qui prétendent les mener.

Syndicaliste chevronné, convaincu et convaincant, à la tête de la centrale syndicale depuis 1983, Antoine Béchara a réussi son pari, de défier les seigneurs de la guerre et la classe politique en général pour rappeler aux Libanais qu'ils sont un seul peuple, unis par leur attachement à leur terre. Ce soir-là, Antoine Béchara a pu dormir tranquille et satisfait, mais il a en réalité sonné le glas de la CGTL qui, avec son chef charismatique, est devenue une menace pour les dirigeants politiques. Depuis, ils n'ont plus eu qu'un objectif, la neutraliser et l'empêcher de remplir son rôle. En 1991, Antoine Béchara a été évincé, à une voix près, par Élias Abou Rizk qui a pris la relève. L'homme voulait continuer sur la même voix, mais la classe politique avait déjà dressé ses plans pour noyauter la confédération syndicale à travers la création de syndicats et de fédérations virtuels qui lui ont permis de mettre la main sur la centrale.

Aujourd'hui, les derniers grands syndicalistes, qui ont côtoyé cette époque, racontent qu'avec Antoine Béchara, le mouvement syndical avait un poids réel et que ses revendications étaient entendues par le pouvoir. Halim Matar, responsable syndical, précise ainsi que grâce à sa sagesse et à son amour du pays, Antoine Béchara avait réussi à préserver l'unité de la centrale, en dépit des divisions créées par la guerre civile. C'est d'ailleurs pour cette raison, dit-il, qu'il avait réussi à obtenir des acquis pour les travailleurs. « Je l'ai accompagné dans plusieurs congrès syndicaux internationaux, dont un en Australie. » Partout où il allait, il réussissait à s'imposer. Et à ceux qui lui conseillaient de renoncer, il disait : « Nous sommes nés comme cela et nous mourrons comme cela, parce que nous ne pouvons pas faire autrement. »

Commission de l'indice des prix
Adib Bouhabib se souvient aussi de cette manifestation de 1987, qui reste pour tous ceux qui y ont participé ou contribué un grand moment national. « Les Libanais ont rempli les rues menant à la place du Musée. On aurait dit une véritable invasion. Antoine Béchara avait voulu cette manifestation pour montrer que ce que disaient les politiciens était un mensonge et que la guerre civile était artificielle. Il avait demandé aux Libanais de crier leur unité et ils avaient répondu à sa demande. Il avait eu l'intelligence de mélanger les revendications sociales aux grandes causes nationales. »

Cette manifestation était sans doute le clou des réalisations d'Antoine Béchara, mais elle n'était pas la seule. Il ne cessait en fait de réclamer l'augmentation des salaires et l'amélioration des conditions des travailleurs. Abdel Amir Najdé, pour sa part, ajoute qu'Antoine Béchara était à l'origine de la création de la fameuse commission de l'indice des prix qui malgré la guerre et les divisions avait réussi à obtenir des augmentations régulières des salaires (10 augmentations malgré la situation). Aujourd'hui, cette commission est devenue un instrument entre les mains des commerçants et des patrons... Abdel Amir Najdé se souvient ainsi d'un sit-in organisé par la CGTL devant la Banque du Liban pour empêcher la vente des réserves d'or. À cette époque, Edmond Naïm était le gouverneur et il a répondu favorablement à la demande de la centrale syndicale. De même, la CGTL avait lancé des appels à la grève contre la chute de la livre libanaise sur le marché des changes et ses appels étaient toujours suivis. À cette époque, la centrale syndicale était forte et constituait un réel moyen de pression sur les autorités. Elle tenait ses réunions dans un local provisoire près du Musée national et les représentants des parties qui se battaient sur les axes de la capitale se retrouvaient à la même table pour discuter des problèmes des travailleurs. C'était cela la grande force d'Antoine Béchara qui croyait tellement dans l'unité de son pays qu'il parvenait à en convaincre ses interlocuteurs et s'il avait tellement à cœur les intérêts des travailleurs, c'est parce qu'il considérait que ceux-là représentaient le cœur du Liban.

Il a refusé le passeport US
Son fils Georges raconte qu'Antoine Béchara a dû quitter l'école à l'âge de 13 ans, à cause des revers de fortune de son père. Il a commencé à travailler pour faire vivre sa famille. Il s'est engagé dans la compagnie des chemins de fer et il a poursuivi des études par correspondance. Il a pu ainsi obtenir un diplôme de comptabilité et un autre de droit d'une université française, mais il n'a pas pu pratiquer, n'ayant pas obtenu son bac... Ces études lui ont toutefois permis de bien connaître les lois et les droits des travailleurs qui lui tenaient tellement à cœur. Tous les acquis actuels du syndicat des travailleurs du port de Beyrouth, c'est à lui qu'ils les doivent, parce qu'il a longtemps été le patron de ce syndicat, avant de devenir président de la Fédération des syndicats des professions libérales. Il a été ensuite élu à la tête de la centrale syndicale en 1983, alors que la guerre avait déjà commencé et il est resté à ce poste jusqu'en 1993. Il n'a jamais baissé les bras ni renoncé à sa foi dans le Liban. Georges Béchara raconte encore comment, à deux reprises, l'ambassadeur des États-Unis de l'époque et le chargé d'affaires américain étaient venus lui proposer de faire de la politique, puis de lui accorder le passeport américain. Il a toutefois refusé les deux offres parce qu'il respectait trop les travailleurs et aimait trop son pays.

C'est d'ailleurs cet amour qui le rendait si malheureux en voyant comment la situation a évolué au Liban, tant sur le plan politique que sur celui de l'action syndicale. En son temps, la CGTL regroupait 22 fédérations et 200 syndicats. Les ministres du Travail successifs ont permis la création de 600 syndicats et 65 fédérations, permettant ainsi aux forces politiques de contrôler la centrale en ayant la majorité des voix. Depuis Élias Abou Rizk, qui avait été mis en prison, avant de perdre les élections de la CGTL, la centrale n'est plus qu'un instrument entre les mains des autorités. Le Liban est ainsi devenu le seul pays au monde où le ministre du Travail en ce temps, Charbel Nahas, proposait de fixer le salaire minimum à 864 000 LL, mais se heurtait au refus de la centrale syndicale qui avait préféré le fixer à 675 000 LL avec l'accord du patronat !

À la fin de sa longue vie de militant, Antoine Béchara éprouvait un grand dégoût pour la classe politique et beaucoup de tristesse pour la situation des syndicats et de la CGTL en général. Il ne cessait de répéter à son fils une phrase que ce dernier répète comme un leitmotiv : « Nous sommes gouvernés par des gens malhonnêtes, sous-doués et égoïstes. » Il lui disait aussi : « Mon fils, si la classe politique quitte le pays, le Liban se portera bien. » Son cœur a cessé de battre hier à 5 heures du matin, mais son rêve d'une centrale syndicale puissante attend toujours d'être réalisé.

 

Hommage
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ET FONCIEREMENT -LIBANAIS- C,EST JUSTE. PAIX A SON AME !

LA LIBRE EXPRESSION

10 h 33, le 13 août 2016

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Commentaires (1)

  • ET FONCIEREMENT -LIBANAIS- C,EST JUSTE. PAIX A SON AME !

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 33, le 13 août 2016

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