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Lifestyle - Photo-roman

De nos dimanches presque oubliés...

Photo GK.

Il est de ces rites qui sont en voie d'extinction. Avant, les dimanches libanais rassemblaient toutes les branches de l'arbre généalogique et les ramenaient (à reculons) à l'aigre-doux berceau de famille pour le légendaire déjeuner de collatéraux, avec ou sans dommages. C'était ainsi de tout été, de toute éternité, car il y avait toujours quelque chose à fêter : la naissance de l'un, l'anniversaire de l'autre, un carnet de notes en béton ou des noces de coton. Nous partions avant l'aube avec la maison en remorque, la voiture pleine à craquer de choses « que l'on ne trouve pas là-haut, au village », et qui exaspéraient assurément les grands-mères plus nature que nature. Engoncés dans les tenues de l'embarras, fanés par l'impatience, l'autoroute n'en finissait pas de nous séparer de ces nuages laiteux qui tutoient les cimes hirsutes, dans des cieux d'un autre bleu où personne ne s'y niche, sinon une quelconque divinité.

Zarifé, Charbel et sœur Rosette
On finissait par s'assoupir au son de papa-maman qui jasaient à propos du « mauvais goût de ce cousin lointain rentré d'Afrique, qui a construit une immonde villa à l'entrée du village ». Et, tout d'un coup, nos pupilles s'écarquillaient comme des Alice émerveillées et passées de l'autre côté du miroir. On se retrouvait là, un an plus tard, au cœur de ce lieu envasé quelque part dans les soupentes où se paralysent les horloges. Alors que Beyrouth s'était suicidé et avait ressuscité maintes fois, ici le décor avait l'air agrafé au passé. Tout comme ces visages momifiés qui sortaient de leurs terriers au son de notre voiture qui klaxonnait la fin de leur hiver éternel. L'épicière, elle, s'appelait Zarifé, et avait pour nous un panier d'œufs frais que sa poule naine avait pondus le matin même. Le pompiste Charbel, comme pour inaugurer la saison, posait un baiser sur le crâne dégarni de papa qui lui évoquait celui du leader de cette montagne qui en était encore à décompter ses jours en prison. On toisait spécialement les gamins « d'ici », rescapés de la messe et qui jouaient à être enfants, quand la ville avait fait de nous des petits aliens obsessionnels de leurs doudous à écrans pixellisés. Ils étaient aussi indomptés que nous étions endimanchés, aussi connectés à la nature que nous restions à quai. Et ils nous narguaient avec leurs joues marbrées de rouge comme un écho coloré aux tomates baladiyé qui patientaient dans un panier en osier, attendant d'exploser leur concentré d'été.

La boîte de Butter Cookies
On ne se rendait compte du temps qui avait fait son travail qu'à la vue de nos grands-parents, claudiquant jusqu'au portail et mettant une canne à leur ferveur enfouie. Ils nous escortaient jusqu'à la cuisine pour apaiser le mal de voiture collectif avec de l'eau de fleur d'oranger ou une rakoué de café turc encore fébrile. Ici, dans ce point névralgique de la maison, les fleurs de la saison, des roses potelées comme tant de baisers montagnards, cambraient la tige, des légumes à l'aquarelle se suspendaient au mur et un balai bariolé s'époussetait pour la sorcière si bien aimée de ce logis. Aimantés sur le frigo, s'entremêlaient un calendrier à l'effigie de tous les saints libanais, des photos de mariage des enfants et des ébauches de dessins enfantins. En guise de buffet, il y avait le vieux piano où s'entraînait encore épisodiquement Odette, la vieille tante célibataire qui ne s'était pas trouvée assez douée pour en faire métier, mais qui aimait se faire prier pour réciter le répertoire de Asmahan. Sans se soucier du chant d'Odette ou de ce qui se tramait sur le feu, on préférait plutôt se régaler aux inimitables Butter Cookies soigneusement classés dans une boîte ronde et bleue. Il fallait voir nos yeux de chiens battus en découvrant que ladite boîte ne cachait plus qu'un piètre kit de couture.

Pendant ce temps, sur la véranda, alors que les femmes se faisaient du coude aux fourneaux, les hommes s'occupaient à vaguement entretenir le barbecue, à boulotter la flamme et à inhaler le charbon qui nous servait à faire des moustaches à la Chaplin. Ou sinon « casser » l'arak pressé à la maison, de celui qui grise et rend tout saoul, et dans lequel on était autorisé à « uniquement tremper le bout des lèvres ». Plus loin, dans le jardin, l'échelle qui menait au haut du mûrier était raide comme l'injustice. Les plus âgés d'entre nous étaient les seuls à pouvoir y monter. Alors on attendait été après été, pour brandir les quelques centimètres qui autoriseraient notre montée des marches. Car cette ascension à « l'échafaud » était ce qu'il y avait de plus palpitant. Chaussés de bottes en caoutchouc qui devenaient de Sept Lieues, les doigts tremblant imperceptiblement, on tendait les bras au ciel pour s'emparer de ces fruits interdits, comme si l'on avait cueilli une étoile. Avant de redescendre sur terre, la paume estampillée d'un violet indélébile. Tachetée de ces étés qu'on voulait impérissables...

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

 

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