Rechercher
Rechercher

Liban - Échos de l’agora

Les dialogues des charognards

Comme toute chose en ce monde, la répétition d'un événement finit par devenir lassante et insignifiante. Le blocage des institutions libanaises n'est pas fortuit, il est le fruit d'une volonté délibérée, celle du putsch permanent que nous vivons depuis 2005 et par lequel l'Iran cherche à imposer son hégémonie depuis les plateaux du Khorassan jusqu'aux rivages libanais de la Méditerranée. On s'habitue à l'absence de président de la République.

L'accoutumance s'installe face à la paralysie de l'État, doux euphémisme pour dire à l'assassinat programmé de l'État. Et pour donner le change, on convoque régulièrement une table de dialogue, vague écho méditerranéen d'une Loya Jirga libanaise. On remplace le jeu normal des institutions constitutionnelles par un consensus obtenu, sous la pression des armes miliciennes, d'une assemblée d'oligarques qui se sont eux-mêmes autoproclamés « suffisamment représentatifs » des sectes religieuses libanaises. Que devient le citoyen, la source de tout pouvoir et de toute souveraineté ? Il y a longtemps qu'il a rendu l'âme au profit de l'oligarchie qui le tient en otage d'obsessions identitaires.

Qu'on ne se fasse aucune illusion. Le clivage aujourd'hui est entre les identitaires et les non identitaires. Ces derniers représentent des sensibilités diverses et contradictoires, et c'est tant mieux. Les identitaires, par contre, représentent des groupes rigides, animés par l'esprit de corps et réduits à la voix du seul chef ou du plus fort en gueule ou en argent. La table libanaise de dialogue est une assemblée non constitutionnelle de ces oligarques qui monopolisent l'exercice de la vie politique. Ils sont indûment confondus avec ce qu'on appelle « la classe politique » ou « les politiciens » face au peuple des citoyens réduits, non à des individus souverains, mais à des groupes autoproclamés : associations, ONG, etc., qui rendent certes de grands services mais qui ne bénéficient d'aucune représentativité démocratique.

Tout cela est en parfaite adéquation avec l'ordre mondial nouveau, celui des réseaux, économiques, financiers voire criminels, qui seuls détiennent le pouvoir. Non, il ne s'agit pas d'un complot. Non, il ne s'agit pas d'une pieuvre dont la tête serait je ne sais où et dont les tentacules enserrent la planète entière. Pour que les réseaux puissent exercer leur hégémonie et imposer la toute-puissance de la liberté du marché, ou en profiter, ils doivent rencontrer le moins de résistance possible. On comprend dès lors pourquoi les États ont été affaiblis et pourquoi la souveraineté du peuple a progressivement cédé la place à l'action d'une société dite civile, c'est-à-dire à une nébuleuse d'organisations qui vivent des largesses de ces grands bailleurs de fonds que sont les agences et les réseaux internationaux.

Le citoyen, dans cette configuration, est le dindon de la farce. Au Liban, de sinistres polichinelles, membres de l'oligarchie locale et, donc, de réseaux internationaux aux activités douteuses, l'entretiennent et l'occupent avec des slogans creux : « droits des chrétiens », « dignité de l'islam » ou « dignité de la caste des gens plus honorables » et autres balivernes.

Il y a belle lurette que le peuple a été dépouillé, non seulement de sa souveraineté, mais de son patrimoine. L'oligarchie qui a tué l'État, dans l'intérêt des réseaux, n'en a cure. La table de dialogue, que l'inamovible Nabih Berry convoque de temps à autre, n'est qu'un banquet de charognards. Le veau gras qui leur servait de festin n'est plus qu'une dépouille en état de putréfaction avancée. On leur souhaite bon appétit tout en leur rappelant qu'il est des indigestions qui entraînent le
trépas.

Ce banquet funèbre dit clairement une vérité que les gens ordinaires ne veulent pas encore admettre : nous avons changé de civilisation. Nous nous retrouvons, sans nous apercevoir, dans le cadre d'une mentalité qui n'est pas sans rappeler la chute de l'Empire romain en Occident et l'entrée de ce dernier dans l'âge féodal suite aux invasions barbares. L'Empire romain était un État de droit dont la pierre angulaire était la propriété privée, distincte du métayage, et qui alimentait les caisses de l'État. Dans le système féodal, tout un chacun était métayer d'un seigneur fort, à qui il était asservi contre une hypothétique défense sécuritaire. À son tour, le seigneur était vassal d'un roi ou d'un seigneur plus puissant.

Il en est de même aujourd'hui. Le vrai pouvoir est celui des réseaux du corporate power. Afin que ces derniers tissent leurs mailles, deux conditions doivent être remplies :
– l'État de droit ne doit pas faire obstacle à leur volonté ;
– l'individu comme citoyen ne doit pas constituer la moindre graine de poussière qui viendrait gripper le ronronnement harmonieux du système.

Au Liban, le démantèlement de l'État de droit est chose faite. Quant au citoyen, il respire encore, ou exhale ses derniers soupirs. L'oligarchie, au service des réseaux de la nouvelle barbarie, n'a d'autre but que de prolonger cet état. C'est pourquoi, la sinistre mascarade, appelée « table de dialogue », est un festin de charognards où la dépouille du citoyen souverain est partagée en quartiers en état de putréfaction avancée.

 

Dans la même rubrique

Stratégie de la sauvagerie ou idéologie du chaos ?

Les réseaux sociaux de la haine

Du mur d'Hadrien à l'émiettement de Westphalie

Comme toute chose en ce monde, la répétition d'un événement finit par devenir lassante et insignifiante. Le blocage des institutions libanaises n'est pas fortuit, il est le fruit d'une volonté délibérée, celle du putsch permanent que nous vivons depuis 2005 et par lequel l'Iran cherche à imposer son hégémonie depuis les plateaux du Khorassan jusqu'aux rivages libanais de la...

commentaires (3)

Entièrement d'accord avec vous, Mr Corban. L'interview de Mr Nawfal Daou ce matin sur LBC va dans le sens de ce que vous exposez ici. Mr Nawfal Daw, Dr Farés Souaid et Mr Achraf Rifi sont parmi les derniers résistants du 14 mars à être restés sur les principes du Liban démocratique où l'Etat, l'Armée et la Constitution sont les sources du renouveau. Rien d'autre.

Saleh Issal

14 h 55, le 05 août 2016

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Entièrement d'accord avec vous, Mr Corban. L'interview de Mr Nawfal Daou ce matin sur LBC va dans le sens de ce que vous exposez ici. Mr Nawfal Daw, Dr Farés Souaid et Mr Achraf Rifi sont parmi les derniers résistants du 14 mars à être restés sur les principes du Liban démocratique où l'Etat, l'Armée et la Constitution sont les sources du renouveau. Rien d'autre.

    Saleh Issal

    14 h 55, le 05 août 2016

  • C'est pour cela qu'il faut apprendre aux gens de cultiver l'être au lieu de cultiver l'avoir !! Nous sommes la principale ressources sur terre (l'être humain) sans nous pas d'économie sans nous c'est leur perte ... Alors agissons en privilégiant l'être !!

    Bery tus

    14 h 49, le 05 août 2016

  • "Les civilisations meurent par suicide et non par meurtre". (Arnold Toynbee)

    Tabet Karim

    09 h 41, le 05 août 2016

Retour en haut