Méthodologiquement, cependant, les arguments constitutionnels avancés pour contester la légitimité constitutionnelle de ce projet de loi ne sont pas les premiers, car avant d’être anticonstitutionnel, le projet est antilibanais. Et, au fond, il est l’un parce qu’il est l’autre. La référence à la Constitution tire sa force de l’histoire et de l’expérience de la coexistence. Le Liban n’est Liban que par ce qu’il offre d’unique : la composition islamo-chrétienne de sa société et de sa culture.
L’argument fondamental qu’on peut avancer, pour contester le projet de loi orthodoxe, se résume dans une phrase que Michel Eddé aime répéter dans ses conférences : « Le Liban n’est pas fait pour les chrétiens, mais les chrétiens pour le Liban. » Cet axiome a même fait son entrée dans les textes du synode patriarcal maronite, qui contient des textes fondamentaux de la vision que l’Église maronite a d’elle-même. Qu’est-ce que ça veut dire? Cela veut dire que l’identité profonde du maronite, et partant, du chrétien au Liban, ce n’est pas son identité communautaire, mais son identité nationale. En termes philosophiques, son « être-propre » est un « être-avec ».
Clarifions encore cette proposition. Après son intronisation à Damas, et dans un passage du discours qu’il a tenu en l’église Saint-Nicolas, à Beyrouth, qui n’a semblé retenir l’attention de personne, le nouveau patriarche grec-orthodoxe, Jean X Yazigi, parlant du rapport entre Église et communauté, a affirmé que la réalité de l’Église est plus large que celle de l’appartenance communautaire, que la première est inclusive de l’autre, mais que le contraire n’est pas vrai. Autrement dit, la communauté est une réalité sociale et culturelle subsidiaire à celle de l’Église. Il en découle qu’au Liban, le chrétien n’est pleinement chrétien que lorsqu’il est libanais, lorsqu’il est en mission, lorsqu’il est en dialogue. C’est son identité propre ; et toute autre identité, toute volonté d’isolement culturel, social ou politique serait en fait un déficit identitaire.
Condition nécessaire, mais pas suffisante
Qu’en déduire ? L’un des meilleurs connaisseurs des ressorts et des finesses du dialogue interreligieux et interculturel au Liban, Harès Chéhab, assigne à toute loi électorale deux buts : la juste représentation, bien entendu, et la garantie de l’intégration nationale, l’ouverture des communautés les unes aux autres, de façon à renforcer la vie nationale commune. « La juste représentation est une condition nécessaire mais non suffisante, précise-t-il. L’autre composante de la loi est indispensable et le projet de loi orthodoxe non seulement ne l’assure pas, mais va à son encontre. »
C’est pourquoi M. Chéhab et beaucoup d’autres, comme lui, à commencer par Mohammad Sammak, son alter ego musulman au sein du Comité national pour le dialogue, pensent que le projet de loi dit orthodoxe est irrecevable et trahit la vocation historique du Liban. M. Sammak a même publié une tribune libre dans laquelle il présente ses excuses post-mortem à Jean-Paul II pour le grand mensonge qui lui a fait croire et dire que le Liban est « plus qu’un pays, un message de tolérance et de pluralisme » pour l’Orient et l’Occident.
Pour Michel Eddé, le projet de loi orthodoxe ne fera que renforcer les surenchères particularistes au sein de chaque communauté et laminera les tendances modérées, alors même que la modération est l’essence même du Liban.
Certes, la difficulté d’être libanais n’est cachée de personne ces jours-ci. Le Liban, son tissu social, sa vocation historique, sont plus vulnérables que jamais, en raison de la guerre en Syrie et des antagonismes religieux qui traversent le monde arabo-islamique. Cette fragilité est également due à des causes internes qu’il serait utile d’analyser. Disons simplement que la guerre qui a secoué le Liban, une jeune nation après tout, a provoqué le déchirement du tissu social libanais. Et malheureusement, au lieu de donner la priorité à la réparation de ces déchirements, les canaux télévisés, les idéologies, les États étrangers, les entropies communautaires poursuivent le travail laissé inachevé par la guerre. Les télévisions, en particulier, ne sont plus des médias, ce sont de nouvelles formes de barricades où les francs-tireurs, à longueur de journée, mettent en joue l’identité nationale. Pendant ce temps, une Télé-Liban exsangue repasse en boucle des séries télévisées d’une autre époque, faute de fonds nécessaires à son essor. La terrible prophétie de Jean Ducruet, qui date de 1993, est en train de se réaliser sous nos yeux : le Liban, qui était une nation sans État, est en passe de devenir un État sans nation.
C’est donc le moment ou jamais de réagir au mouvement centrifuge qui pousse le Liban à l’éclatement et de promouvoir tout ce qui aide et encourage l’intégration nationale. « Large et spacieuse est la voie qui mène à la perdition et il en est beaucoup qui la prennent. Étroite et serrée est la voie qui mène à la vie et il en est peu qui le trouvent ». Cette règle morale évangélique s’applique aujourd’hui à notre vie nationale. Le chemin qui conduit au Liban est « étroit et difficile », mais il faut le prendre, aussi pénible que soit l’effort. Sacrifier quelques sièges, ce n’est pas la fin du monde. Et l’on pourra toujours les compenser par un jeu d’alliances. Ce serait même plus sain. Car enfin, à quoi servirait-il de gagner une parité chrétienne parfaite, si l’on en vient à perdre le Liban ?
commentaires (5)
Nous devons nous engager à fond dans la voie du changement mais avec tout ce système tribal et confessionnel on ne pourra jamais être capables de le faire . Antoine Sabbagha
Sabbagha Antoine
09 h 34, le 26 février 2013