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Liban - Interview

Un expert dénonce : Le débat sur le changement climatique est faussé par les puissants lobbies

Pourquoi la certitude des climatologues sur la réalité du réchauffement climatique et sur son origine anthropique (humaine) ne se reflète-t-elle pas dans le débat public, qui reste marqué par l’incertitude ? L’expert français Jacques Treiner met en cause ces « marchands de doute » qui protègent leurs intérêts à tout prix.

Jacques Treiner : « Les scientifiques ont depuis longtemps clos le débat sur l’origine anthropique du réchauffement climatique. »


Une conférence a été donnée hier à l’Institut français par Jacques Treiner sur le livre Marchands de doute, des auteurs américains Naomi Oreskès et Erik Conway, qu’il a lui-même traduit en français. Cet ouvrage dénonce la stratégie des puissants lobbies américains pour éviter toute réglementation de santé publique ou environnementale qui aurait pu nuire à leurs intérêts. Jacques Treiner est professeur émérite à l’Université Pierre et Marie Curie et professeur à l’Institut de sciences politiques de Paris (Sciences po). Voici l’interview qu’il a accordée à L’Orient-Le Jour en marge de cette conférence organisée par l’Institut français et le Collège protestant de Beyrouth.

Q. Qu’est-ce que le livre Marchands de doute peut changer dans le débat sur les grandes questions scientifiques, notamment le changement climatique ?
R. Ce livre, centré sur les États-Unis, a été écrit par deux historiens des sciences. Il donne les détails d’une alliance, quelque peu contre nature, entre certains milieux industriels et certains milieux académiques extrêmement réactionnaires (à la mode américaine), en vue de s’opposer à toute menace de régulation du système. Ce sont les mêmes personnes, instituts, « think tanks »... qui se sont retrouvés autour de questions telles que la corrélation entre le tabagisme – ou le tabagisme passif – et le cancer. Leur stratégie, pour protéger leurs intérêts, a toujours été de ne pas se confronter directement aux résultats scientifiques, mais de suggérer que les preuves sont insuffisantes, et qu’il faut donc poursuivre la recherche et laisser le système sans régulation.

Quel est l’impact sur la problématique du changement climatique ?
Quelque 80 % de l’énergie consommée dans le monde est d’origine fossile, produisant des gaz à effet de serre qui commencent à dérégler le climat. Trouver des solutions de remplacement met en jeu l’ensemble du système mondial, d’où le fait qu’il existe des oppositions importantes. Et la façon la plus simple de s’opposer à un tel constat est de mettre en doute l’origine humaine du réchauffement climatique (émissions de gaz à effet de serre dues à l’activité économique). Ce débat est très présent dans les médias, alors que cela fait longtemps que le débat est clos au sein de la communauté scientifique. Celle-ci a en effet établi depuis plus de vingt ans que le réchauffement est une réalité et qu’il est d’origine anthropique. Cela n’exclut pas les zones d’incertitude et le fait que les avis peuvent être confrontés.

Comment se fait-il que les connaissances scientifiques ne marquent pas davantage le débat médiatique ?
Il y a un paradoxe en effet. Le livre parle spécifiquement du cas américain d’alliance entre les lobbies et certains milieux académiques, mais le problème se pose ailleurs aussi. Le cas américain est particulièrement intéressant parce qu’on se rend compte que ces scientifiques, souvent éminents, ont fait leur carrière durant la guerre froide. Ils étaient anticommunistes et se sont retrouvés sur l’aile droite de l’éventail politique américain. Or la fin de la guerre froide a coïncidé avec l’émergence des questions environnementales. Ces scientifiques ont pris ces problèmes environnementaux comme substitut à la guerre froide, refusant toute régulation au nom de l’environnement parce qu’il s’agit, selon eux, d’une entrave à la liberté.

Comment se fait-il que les scientifiques n’arrivent pas à imposer leur point de vue dans le débat public ?
Dire qu’il faut limiter les émissions de gaz à effet de serre remet en cause un certain nombre d’intérêts, notamment ceux du secteur industriel du pétrole, du gaz et du charbon. Ces secteurs financent un certain nombre d’institutions qui écrivent des articles, participent à des émissions, etc., afin de mettre en doute les données scientifiques sur le climat. Il y a aussi de vraies difficultés liées au fait que ce problème n’est pas évident à régler : en l’absence de gouvernance mondiale, qui peut imposer à la Chine ou à d’autres de réduire leurs émissions ?

À quelle conclusion parviennent les auteurs du livre ?
Nous vivons à une époque où l’information est pléthorique, surtout sur Internet où l’on peut trouver tout et n’importe quoi. Pour moi la question essentielle est de savoir reconnaître une information fiable. Une source est fiable si elle s’est pliée aux protocoles généraux de validation des énoncés scientifiques. En d’autres termes, il faut s’assurer que les arguments présentés par le scientifique ont été exposés à la critique de ses pairs avant d’avoir été rendus publics. C’est la procédure qui règle le travail scientifique et qui fait que les éventuelles erreurs sont assez vite corrigées. N’importe quel journaliste ou étudiant peut vérifier les sources. Un énoncé scientifique n’est pas une opinion, c’est le résultat d’un travail partagé.

Dans ce contexte, comment voyez-vous l’avenir du débat sur le changement climatique ?
Je suis plutôt pessimiste. La différence entre un résultat scientifique et un débat social, c’est que le premier n’a aucune conséquence sociale. Dire qu’il y a un réchauffement climatique dû à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre par l’humanité, cela n’a aucune conséquence sociale. Les choses changent dès qu’on en conclut qu’il faut réduire ces émissions (dues à l’industrie, au trafic...). C’est à partir de là que le débat devient public, donc démocratique, et que des intérêts entrent en jeu. Je pense cependant que les basculements d’idées sont souvent le résultat de minicatastrophes. Certains disent que l’ouragan Katrina (qui a frappé la Nouvelle-Orléans en 2005) a indirectement mené à l’élection du (président américain) Barack Obama, parce que cela a refocalisé l’intérêt des Américains sur les problèmes intérieurs alors qu’ils étaient auparavant préoccupés par des questions extérieures comme la guerre en Irak. On ne pourra éviter, à l’avenir, ce genre de mini-avertissements.
Une conférence a été donnée hier à l’Institut français par Jacques Treiner sur le livre Marchands de doute, des auteurs américains Naomi Oreskès et Erik Conway, qu’il a lui-même traduit en français. Cet ouvrage dénonce la stratégie des puissants lobbies américains pour éviter toute réglementation de santé publique ou environnementale qui aurait pu nuire à leurs intérêts....
commentaires (1)

Cela fait froid dans le dos. Pas pour nous, bien sûr, mais pour nos enfants et les leurs. Il faudra au plus vite se débarrasser des "marchand de doutes" comme jadis des marchands cupides furent chassés du temple.

Paul-René Safa

03 h 51, le 21 avril 2012

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Commentaires (1)

  • Cela fait froid dans le dos. Pas pour nous, bien sûr, mais pour nos enfants et les leurs. Il faudra au plus vite se débarrasser des "marchand de doutes" comme jadis des marchands cupides furent chassés du temple.

    Paul-René Safa

    03 h 51, le 21 avril 2012

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