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Liban - Révélations

Une première du genre au Palais de justice, « Les Mémoires d’un magistrat », de Georges Chibli Mallat

De Juge d’instruction de la Békaa à la présidence de la Cour de cassation militaire, Georges Chibli Mallat « se souvient » des grands dossiers qu’il a eus à traiter : l’assassinat du député Naïm Mogabgab et la déposition de Kamal Joumblatt, le coup d’État des PPS, l’affaire Afaf qui a éclaboussé la police, Raymond Eddé accusé, à tort, de séquestrer un officier ; la publication des résolutions du sommet de Rabat par le quotidien « an-Nahar », l’attaque israélienne de la rue de Verdun en 1973... Des chapitres importants de l’histoire du Palais de justice.

Pour servir la justice, Georges Mallat a accepté le devoir de déplaire aux grands.

« Le magistrat se souvient » pourrait aussi bien s’intituler l’itinéraire d’un homme libre. En lisant le récit détaillé des enquêtes et procès abordés par Georges Chibli Mallat, on s’aperçoit qu’il faut être doué d’une grande force de caractère pour contrer le pouvoir politique et sa volonté de tout régenter ; pour se mesurer à une hiérarchie toute puissante qui vous presse, bizarrement, à classer certains dossiers ; vous incite à innocenter des criminels ; à vous tricoter des intrigues, pour des raisons de conflits d’intérêts ou de différentes rivalités qui existent entre les uns et les autres...

 

Pour servir la justice, Mallat a choisi le devoir de déplaire... De provoquer la colère de Charles Hélou en condamnant les sept fedayin palestiniens rentrés illégalement au Liban le 29 octobre 1968 pour porter atteinte à la sécurité nationale. De provoquer le courroux du président Sleimane Frangié en innocentant Ghassan Tuéni et Wafic Ramadan dans l’affaire de la publication des résolutions secrètes du sommet de Rabat, et de perdre le poste de procureur général de la Cour de cassation pour lequel il était pressenti par ce que le même Frangié a estimé qu’il avait fait preuve de déloyauté envers lui. Ironie du sort, Mallat est puni ; Tuéni est nommé ministre !


En 200 pages, Georges Mallat jette un regard rétrospectif sur les événements les plus significatifs de son parcours professionnel depuis 1956 à 1990. Exerçant successivement comme juge d’instruction de la Békaa (1953-1956), juge d’instruction de Beyrouth (1956-60), juge d’instruction militaire (1957-60), procureur général militaire (1960-71) et président de la Cour de cassation militaire (de 1972 à 1990), il livre sa perception de la justice. Incorruptible, impartiale en étant déterminé à faire respecter la loi et les citoyens qu’elle est censée protéger, malgré toutes les embûches et les coups bas.

 

À titre d’exemple, l’affaire Afaf. Ce chapitre qui relate le scandale retentissant qui avait soulevé en 1957-58 l’indignation publique peut se lire comme un polar. La proxénète – qui entretenait dans son « hôtel » un réseau de prostitution – bénéficiait de la protection d’un haut placé, disait la rumeur. En écho, les journaux parlaient même de jeunes filles de la société qui disparaissaient pour réapparaître chez Afaf. Mais ce sont les coups de feu tirés un soir dans ce fameux « hôtel » par l’auxillaire de justice Saïd Khaled qui assèneront le coup de grâce à la dame Claude libanaise. La presse se déchaîne et publie une photo de Afaf posant, dans la Békaa, au milieu d’un groupe de chasseurs appartenant à la police des mœurs.

 

L’affaire qui porte atteinte ainsi aux institutions de l’État prend dès lors une nouvelle dimension. La proxénète et Saïd Khaled sont arrêtés. Le 12 janvier 1958, ils sont entendus par l’inspecteur général judiciaire avant que le procureur général de Beyrouth, Chucri Saba, ne confie le dossier à Georges Mallat, alors juge d’instruction de Beyrouth. « Petite de taille, au physique peu attirant, mais le regard étincelant d’intelligence », Afaf niera en bloc ses activités. Les chambres de son « hôtel », dit-elle, sont louées à des étudiantes ou à des touristes. Mallat ne se laisse pas berner. Issue d’une famille très pauvre qui cultivait un bout de terre pour survivre, installée à Beyrouth depuis trois ans, Afaf ne pouvait posséder en un si peu laps de temps un bâtiment de six étages, dans un des quartiers les plus chics à l’époque (près hôtel Le Bristol). Il y avait anguille sous roche. D’autre part, les témoignages des « filles » venues porter plainte contre Afaf révèlent qu’elles ont été embarquées de force dans la prostitution. Qui de plus est, Afaf maniait le fouet probablement pour mater les filles !

 

Mallat est estomaqué, car leurs dépositions ne correspondaient pas à celles mentionnées dans le procès-verbal de l’enquête préliminaire de la police. Confronté aux filles, l’inspecteur nie, pâlit, se contredit puis avoue avoir reçu l’ordre de maquiller la vérité. 


L’attentat manqué
Le lendemain, Mallat et son aide-commissaire, Daoud Chehayeb, qui décident de perquisitionner l’hôtel pour recueillir le maximum d’indices, se retrouvent devant une « maison » désespérément close : fenêtres et portes fermées, et tout accès banni. Quelque chose ne « collait pas ». Au poste de la gendarmerie de Hobeiche, ils apprennent que le commissaire Hussein Nasrallah et les hommes de la police judiciaire, attachée au parquet de la Cour de cassation, avaient, le matin même, vidé l’immeuble de son mobilier et scellé la porte d’entrée. Mallat saisit le message. « Par la seule main invisible du Palais de justice, le chemin sera semé d’embûches. L’affaire qui n’en était encore qu’à ses balbutiements devient un champ de mines bien trop dangereux », écrit l’auteur.


Le jour suivant, son assistant Chehayeb n’est pas au rendez-vous. Ordre du directeur de la police Salah Lababidi, il est mis au rancart. Protestant contre cette décision devant le procureur général, Chukri Saba, le juge Mallat reçoit en pleine figure cette phrase assassine : « Tu crois jouer au héros Mallat ?


Tu n’en vaut pas la peine (kbiri alayk). » Et l’ancien président de la Cour de cassation militaire de répondre : « Je suis uniquement un juge qui veut la vérité. Toute la vérité. » « Rendez-moi le dossier », hurle alors Saba, « selon l’article 115 du code pénal, le temps nécessaire à l’audition de Afaf est dépassé. Il n’existe aucune raison qu’elle soit encore retenue (en garde à vue). Je demande sa mise en liberté ». « La décision me revient », réplique Mallat, ajoutant toutefois avant de quitter le bureau que Saba peut adresser sa requête au conseil de la haute magistrature, qui la transférera au conseil disciplinaire.


L’un après l’autre les masques tombent. Même un ami magistrat (que l’auteur ne nomme pas) lui conseille un jour, très agacé, d’arrêter les investigations et de clore le dossier. Mais Georges Mallat est plus que jamais déterminé à aller jusqu’au bout de son enquête. Un mandat de comparution met en demeure Lababidi et Nasrallah de se présenter devant lui. Le jour dit, le juge découvre son bureau sens dessus-dessous avec des ouvriers peintres occupés à badigeonner les murs. Il était clair que cette « main invisible » espérait empêcher la tenue de l’audition.

 

Dans un état de colère mêlé d’appréhension, il met le président du conseil supérieur de la magistrature, Badri Meouchy, et le président de la Cour de cassation, Georges Sioufi, au courant de la situation et de l’acharnement à son égard. Soufflés, ils apprennent par la bouche du responsable du poste de la gendarmerie du Palais de justice que Chucri Saba a émis l’ordre d’ouvrir le local aux ouvriers. Mallat insiste malgré tout à maintenir l’audition, qui prendra place dans un couloir ! Du jamais-vu dans l’histoire du Palais de justice. Moqueurs, maniant l’arrogance avec délectation, les deux hommes (Lababidi et Nasrallah) disent respecter les instructions de Saba et refusent de remettre les clés de « l’hôtel » ou de signer un contre-ordre pour le retour de Chehayeb à son poste auprès de Mallat.

 

À la fin de l’audience, ils sont arrêtés et emmenés à la prison al-Raml. La scène s’est déroulée au vu et au su d’un grand nombre de journalistes qui soutenaient à bloc le juge d’instruction de Beyrouth. Contrairement à l’avocat général près la Cour de cassation Fernand Arsanios qui, visiblement très en colère, le convoque pour le traiter de « faux héros » (batal mouzayaff) !


Le feuilleton Afaf réservera encore quelques rebondissements et autres coups d’éclat. Salah Lababidi et Hussein Nasrallah décident de se mettre à table : le premier en rappelant au service le commissaire Chehayeb ; le second en remettant à Mallat les clés de l’« hôtel » que les policiers vont ratisser au centimètre près. Ils trouveront fichée dans un climatiseur une pellicule photographique. Les négatifs développés ne sont pas d’un grand intérêt pour l’enquête, sauf la photo de Afaf posant avec son fouet au milieu d’une assemblée d’inconnus. Au neuvième interrogatoire de Afaf, dévoilera une information de taille : l’existence de son appartement privé où de temps en temps un parent lui rend visite. Interrogé, son concierge affirme même que le monsieur était son père. Aussi, avec l’accord du président Meouchy, une mise en scène est créée pour permettre de démasquer le « géniteur ». Dans un rassemblement de juges, policiers, greffes et journalistes (figurant au casting à leur insu), brusquement le concierge rugit « mais c’est lui, c’est lui le père »... En pointant du doigt Chucri Saba.
« La vérité avait un goût amer », écrit Mallat, qui n’était pas encore au bout de ses peines. Quelques jours plus tard, en entrant au Palais de justice, il essuie des coups de feu. Le juge Mounir Mahmassani qui sortait au même moment est blessé au bras droit. L’attentat manqué avait pour but d’entraver le cours de l’enquête.


Mais rien ne fera plier Georges Mallat. Il n’a jamais cédé aux pressions des milieux influents. Décrits dans le détail, les dossiers dont il s’est occupé, comme les coups qu’il n’a pas manqué de recevoir, témoignent d’une intégrité et d’un idéal de servir au mieux la justice.

 

Certains chapitres se dévorent allègrement, presque sans discontinuité tellement la personnalité de ce juge suscite le respect et l’admiration. Dommage que l’ouvrage ne soit pas mis en vente. Il a été gracieusement offert au salon du livre d’Antélias, où pour l’occasion, devant une salle pleine à craquer, l’ex-ministre de la Justice Edmond Rizk, le directeur général du ministère de la Justice, Omar Natour, et l’avocat Mounif Hamdan ont rendu un vibrant hommage à l’auteur.

« Le magistrat se souvient » pourrait aussi bien s’intituler l’itinéraire d’un homme libre. En lisant le récit détaillé des enquêtes et procès abordés par Georges Chibli Mallat, on s’aperçoit qu’il faut être doué d’une grande force de caractère pour contrer le pouvoir politique et sa volonté de tout régenter ; pour se mesurer à une hiérarchie toute...

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