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Visite guidée dans le capharnaüm du Palais de justice de Baabda - Reportage

Visite guidée dans le capharnaüm du Palais de justice de Baabda

Le bâtiment, envahi par le désordre et la saleté, est dans un état de délabrement avancé. Des fonctionnaires corrompus n’hésitent pas à réclamer leur bakchich au vu et au su de tous. Aucune structure n’existe pour faciliter les formalités, et dans l’arrière-cour, un véritable marché parallèle s’est créé, profitant à fond du citoyen. Bienvenue au Palais de justice de Baabda.

Le va-et-vient est incessant, dans le hall du Palais de justice de Baabda. Ballet de juges, d'avocats, de fonctionnaires, de citoyens, de cafetiers qui attendent le client. Des mégots de cigarettes jonchent un sol à la propreté douteuse. Des gobelets de café sales envahissent un pot à la plante famélique et assoiffée. Des feuilles à l'écriture illisible ornent des murs d'un blanc douteux. À côté de la porte d'entrée, des personnes bavardent autour d'une table, dont un agent de sécurité, sirotant un café, la cigarette à la main. Seuls une soldate et un soldat, chargés de la sécurité et de la fouille, font montre d'autorité. Sauf le samedi, jour sans audiences où on entre dans le bâtiment comme dans un moulin. Comparée au reste de l'édifice, l'entrée du Palais de justice est digne d'un hôtel cinq étoiles.

Une véritable porcherie
Les indications sur la marche à suivre ou la direction à emprunter pour effectuer telle ou telle formalité ? Inexistantes. Le Palais de justice de Baabda, c'est pourtant trois étages de bureaux, d'archives, de salles d'audiences, de lieux de détention, de pièces condamnées aussi... le tout dans un état de saleté et de délabrement très avancé. Trois étages bondés de monde, plus de 2 000 personnes par jour, selon une source informée, où sont brassés au quotidien des milliers de formalités, de plaintes et de procès. Trois étages dont les escaliers, les sous-sols, mais aussi les coins et les recoins abritent des amoncellements d'immondices en tous genres, de meubles cassés et de vieux dossiers oubliés.
Se diriger dans cette administration relève du parcours du combattant. « Allez par là », se contente de dire la soldate postée à l'entrée, d'un air laconique. Mais une fois sur place, il est quasiment impossible de se retrouver sans demander son chemin, si toutefois il se trouve quelqu'un pour répondre sans tendre la main.
Vous voilà enfin dans la pièce indiquée qui héberge quelques fonctionnaires noyés dans d'énormes piles de dossiers. Ils sont partout, ces dossiers. Entassés par milliers dans des enveloppes beiges éventrées, dans des caisses en carton ou sous forme de grands registres noirs poussiéreux, ils envahissent le moindre espace... les armoires en fer défoncées, les étagères rouillées habillant les murs de bas en haut, les bureaux disloqués, les chaises boiteuses, les rebords des fenêtres déboîtées aux vitres cassées, mais aussi le sol, qui n'a visiblement pas été nettoyé depuis belle lurette. À tel point qu'il est difficile de se frayer un passage jusqu'au fonctionnaire indiqué, sans bousculer tables, chaises, dossiers, ou même citoyens dans l'attente d'une quelconque formalité. Le tableau est surréel, carrément dégoûtant. Évidemment, dans ce capharnaüm, pas le moindre ordinateur. Debout sur un bureau au fond de la pièce, en équilibre instable, un fonctionnaire tente à grand-peine de retrouver un dossier, rangé quelque part en hauteur. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Le marché parallèle de l'arrière-cour
Le fonctionnaire censé se charger de votre démarche et dont on a fini par vous donner le nom, finalise la formalité d'une avocate arborant sa robe noire sur son bras. Sans dissimuler son geste, cette dernière lui glisse dans la poche quelques billets de banque, après lui avoir chuchoté quelques mots à l'oreille. Votre tour arrive enfin. Vous avez besoin d'une demande officielle du parquet pour vous procurer cinq documents de la Sûreté générale. « Votre formalité est impossible, lance le fonctionnaire. Le juge ne signera jamais l'autorisation. » Devant votre insistance et tous les justificatifs en règle que vous fournissez, il se fait moins catégorique. « Je vais voir ce que je peux faire. Mais vous devez d'abord rédiger les demandes. » Il vous indique l'arrière-cour du rez-de-chaussée où un homme d'environ 75 ans est attablé derrière une dactylo. « Dites-lui que c'est moi qui vous envoie », insiste-t-il.
Le vieil homme connaît visiblement la formule et s'attelle aussitôt à la tâche. Après maintes erreurs, il vous tend enfin vos demandes. « C'est 5 000 LL par feuille », dit-il sans sourciller. 5 000 LL, sans compter les timbres que vous achetez dans l'une des boutiques installées aussi dans l'arrière-cour, bien entendu, et où grouille devant vos yeux un véritable marché parallèle. Vous n'en êtes pas à votre première surprise et obtempérez illico. N'espérez surtout pas un reçu, car cet homme n'est pas un fonctionnaire, mais un particulier qui doit sa place à Dieu sait quel piston.
Vous ne pouvez alors vous empêcher de vous demander ce que vient faire cet homme dans une administration publique. Difficile aussi de ne pas se demander pourquoi il n'existe pas de formulaire type pour chaque formalité, histoire de faciliter la vie au citoyen. Difficile, de plus, de ne pas se demander pourquoi le système n'est pas informatisé et comment les fonctionnaires se retrouvent dans un tel désordre. C'est visiblement trop demander à une telle administration.

Fonctionnaire ripoux
Retour chez votre fonctionnaire qui vous attend de pied ferme. En triant et rangeant vos documents, il prend un air inquiet. « J'espère que je réussirai à convaincre le juge, dit-il. Mais je ne vous promets rien. » Message reçu cinq sur cinq. L'homme s'empare de votre dossier et se dirige vers le bureau d'un juge. La formalité ne prend pas deux minutes. Tous les documents portent bien la signature du juge. Vous soufflez dans votre for intérieur, même si vous aviez la certitude que les choses se passeraient bien.
Mais vous n'êtes pas au bout de vos surprises. Le fonctionnaire vous remet les formalités une à une. Jusqu'à la dernière, qu'il garde sur son bureau et sur laquelle il croise les bras. « Maintenant, c'est terminé », dit-il avec un large sourire, sans pour autant vous remettre le document. Au bout de quelques secondes d'hésitation, vous lui glissez un billet de 50 000 LL. Comme par enchantement, il vous tend le papier qu'il gardait précieusement et vous explique avec volubilité la marche à suivre pour poursuivre votre formalité. « Après l'avoir déposée à la Sûreté générale, c'est chez moi que vous devrez la retirer, cinq jours plus tard », explique-t-il.
Un exemple parmi tant d'autres de cette corruption crasse qui mine nos administrations. Certes, les fonctionnaires libanais sont sous-payés. Mais comment se fait-il qu'au ministère des Affaires étrangères et à la Sûreté générale, où nous avons dû nous rendre pour les besoins de nos démarches, pas un sou ne nous a été demandé, à part le prix des timbres ? Sans compter qu'ici et là, fonctionnaires et officiers ont fait preuve à la fois de professionnalisme et de courtoisie. Mieux encore, au ministère des Affaires étrangères, des affiches sont placardées sur les murs, bien en valeur, interdisant la distribution de « bakhchich ».
Qu'attend donc le Palais de justice de Baabda pour adopter de telles mesures ?
Le va-et-vient est incessant, dans le hall du Palais de justice de Baabda. Ballet de juges, d'avocats, de fonctionnaires, de citoyens, de cafetiers qui attendent le client. Des mégots de cigarettes jonchent un sol à la propreté douteuse. Des gobelets de café sales envahissent un pot à la plante famélique et assoiffée. Des feuilles à l'écriture illisible ornent des murs d'un blanc...