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Culture - Installations

Traquer et capturer le son, dans tous ses états

Une quinzaine d'artistes pour une exposition et une trentaine d'événements (concerts, ateliers, séance de poésie, improvisations, silences et paroles) pour donner corps, visages et voix à ce que l'on entend ou ce que l'on ne veut pas entendre...

«Probestück» (specimen 1), de Christian Marclay. Photo Walid Rashid

Esma' Listen est une entrée labyrinthique, expérimentale, pointue et avant-gardiste dans l'univers des sons au Beirut Art Center. Une première du genre, physique certes, sans être toutefois totalement volatile. Le son est traqué, capté, capturé, mesuré, filtré, jugé, jaugé, approché, analysé. Le son est objet d'expérimentation, de paix, de nuisance, point de départ d'une sensation, d'une présence, d'une note de rêverie, d'une alerte vive. Le son dans tous ses états, avec ses composantes et ses décompositions, entre cobaye, prédateur, ondes stressantes, insistantes, indifférentes ou imperceptibles à l'ouïe. Le son, consolation pour la douleur ou révélateur des êtres, des lieux, de l'espace, des corps, des identités. Le son, neutre, ou appel des sirènes, dans les filets des hommes, de l'air, du ressac de la mer, des ombres des forêts, du jeu des enfants, du travail des manœuvres, de la pulsation des épidermes, du borborygme des entrailles, du ventre de la terre...

Face à Souk el-Ahad, dans ce quartier qui se construit avec ses immeubles et ses tours flambant neufs, dans ce secteur à la croisée d'un trafic toujours dense, le bruit est certainement roi. Même dans l'espace du BAC, avec ses murs blancs, ses espaces ouverts, son double étage et son allure de manufacture rustique abandonnée, remise modestement et en douceur à jour. Avec comme accueil le bruit des fraiseuses des ouvriers aux chantiers avoisinants qui ronge, agresse, matraque, scie ou hante presque sans arrêt les oreilles. Même de ceux qui se réfugient dans ce lieu de paix monastique, quasi clinique.

 

Une marée de vinyles
Pour entrer dans ce temple dédié aujourd'hui au son, les oreilles grandes ouvertes, tendues ou aux aguets, une fois le seuil traversé, il faut fouler une marée noire de disques microsillons, dits aussi vinyles, qui jonchent littéralement le sol. Un vrai parquet luisant comme les écailles d'un dos de serpent. Ces disques qui ont abandonné nos tourne-disques et sont aujourd'hui, à l'ère du digital et de l'électronique émancipée, presque vestiges de curiosité.

C'est l'empreinte de Christian Marclay, qui fut l'initiateur de la notion de DJ avec ce jeu de glissement sur des disques qu'on fait valser et tanguer pour des sonorités et des rythmes inédits que s'ouvre cette exposition (avec une impression de rien à voir, ou si peu, et pourtant....) vouée à l'audible et à l'inaudible, au visible et au moins visible, au perceptible et au temps qui régit dans son espace le spectre sonore.
Fabuleux travail de mémoire sous les pieds mais qui émerge avec force, par-delà crissement ou feulement, sous des pas poussiéreux et empoussiérés. Des pas brusquement lestes, lourds, prudents et attentionnés. Avec cette crainte de briser ce qui craque sous les pieds comme des feuilles mortes. Et cette impression de sonorités sèches d'une sombre mare gelée qui craquelle...

 

Sans voix
Et la ronde mène de cet espace décloisonné à un autre lieu isolé. Ils sont au total cinq espaces fermés où un rideau en toile claire sépare le visiteur du public. Et là, dans un noir absolu, véritable salle de cinéma obscure, en gestes de sourd-muet, s'exprime un jeune homme sur petit écran : projection d'une pellicule au service du langage des signes, outil d'une communication particulière. Gestes de chef d'orchestre ou confidence pour un bavardage anodin? Christian Marclay ne désigne même pas les frontières du visuel et du perceptible, sans voix...

Dans la salle attenante, musique sur un long fil d'Alvin Lucier, qui entama sa carrière dans un dialogue artistique avec John Cage. Une installation d'un fil d'un bout à l'autre de la chambre pour une vibration ininterrompue. Pour une palette inattendue de sonorités.
Le grand hall inondé de lumière est le lieu de rencontres de plusieurs objets (la notion de sculpture n'est guère loin!), des images et des projections sur écrans. Pour un air piqué de sonorités comme des lucioles dans la nuit, des vibrations, des chuintements, des silences qui se dérobent ou s'imposent.
Une sorte de gigantesque cornet acoustique, tout aussi proche d'un entonnoir ou de ces coquillages qu'on accole aux lobes des oreilles pour écouter le roulis de la mer (œuvre signée Jessica Warboys), d'une promenade en forêt sur vidéo où les perceptions sensorielles et sonores s'aiguisent (une narration de Cynthia Zaven), une tige en fer frottée sur un enclos en fer forgé, source d'un tempo de résonance singulière (une expérimentation portant la griffe de Francis Alys), des photographies qui évoquent l'érosion du temps, des voyages et les diverses interprétations de manipulations des sujets pris dans l'œil de la caméra (Moyra Davey).
Les volumes des équipements hi-fi, en formes géométriques, de Melissa Dubbin, sont à la fois sculptures et source de résonance, surtout quand les mains, la peau et les oreilles se posent sur leurs surfaces lisses. Et où les vibrations ont un monde singulièrement vivant.

 

Fantômes sonores
Le chant du fleuve de Beyrouth et ses bruits interlopes sont captés par Vartan Avakian à travers une petite œuvre sculptée, mais qui en dit long sur une ville habitée par plus d'un fantôme sonore. Invitation d'Olaf Nicolai à l'imaginaire musical. Avec pour arrière-fond la correspondance de l'architecture (Le Corbusier) et Iannis Xenakis. L'art de relier le matériel aux divers médias pour mieux questionner, dans les deux sens, notre environnement quotidien.

Lectures pertinentes des bandes vidéos des sermons de vendredi par des cheikhs du Caire sur fond de pollution sonore du public, pour l'une des capitales les plus bruyantes, par Laurence Abu Hamdan. Confrontation, non sans un sens critique évident, avec le paysage sonore cairote ambivalent, entre prêche religieuse et considération socio-gouvernementale...
Non sans fouiller le tréfonds de l'être humain, Pauline Boudry et Renate Lorentz, à travers un film dédié à Valérie Solanas et Marilyn Monroe, explorent les vivants dans leur attitude, leur manière de s'habiller, de s'exprimer. Les images engendrées. Autant de facteurs dévoilant in petto l'intimité la plus profonde pour que les masques tombent. Et apparaissent à nus les véritables identités. Les sons, les rythmes, les lumières peuvent-ils produire d'étranges relations? Devenir révolutionnaires? Le gosier ou les cordes vocales sont-ils les révélateurs de l'essence des êtres?

Dans cette invitation, presque intimation, à se soumettre aux ondes sonores, la révélation est de taille. Et non elliptique. Et le public, avide de nouveautés même basiques, s'y rend les yeux grands ouverts et les oreilles évidemment attentives. Ici, l'art conceptuel offre sur un plateau, non d'argent mais de modeste confection, les métamorphoses de tout un environnement entre terre et stratosphères. Un peu tiré par les cheveux? Sans nul doute, mais ça a du caractère et du culot, et ça interpelle.
Et certainement, même si c'est un peu outrancier et frise parfois la pure physique de laboratoire, voilà une primeur. Une expo qui, tout en jouant l'enfant pauvre des expos, n'en dit pas moins que les autres. En affirmant tranquillement sa spécificité, son originalité, son aspect scientifique et exploratoire... Et sa différence.


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Participants

L'exposition Esma' Listen au Beirut Art Center qui se prolonge jusqu'au 21 août 2016 a pour curatrices Marcella Lista et Marie Muracciole. Les artistes, de différentes nationalités, qui y participent sont : Laurence Abu Hamdan, Francis Alys, Vartan Avakian, Pauline Boudry et Renate Lorenz, Moyra Davey, Melissa Dubbin et Aaron Davidson, Pierre Hughe, Alvin Lucier, Christian Marclay, Olaf Nicolai, Sharif Sehnaoui, Jessica Warboys, Cynthia Zaven.

Esma' Listen est une entrée labyrinthique, expérimentale, pointue et avant-gardiste dans l'univers des sons au Beirut Art Center. Une première du genre, physique certes, sans être toutefois totalement volatile. Le son est traqué, capté, capturé, mesuré, filtré, jugé, jaugé, approché, analysé. Le son est objet d'expérimentation, de paix, de nuisance, point de départ d'une sensation,...

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