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Lifestyle - Photo roman

Beyrouth, comment te dire adieu ?

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte de fées... ou de sorcières, c'est selon.

Photos DR

Aux abords de chaque 13 avril, comme pour remettre le couvert, elle me tend cette photo et me raconte l'histoire suivante...
Données brutes: déjà une centaine de victimes depuis le 13 avril 1975. Son secteur, tranchant la jugulaire de Beyrouth en plein dans la douleur, a été le tout premier décor des affrontements. Sa ruelle, veine saillante entre le Holiday Inn et la tour Murr, a été la première à saigner. Son voisin de palier a été l'une des premières proies des francs-tireurs de cette guerre azimutée. Sinon, la camaraderie contrainte avec le tintamarre des Kalach, la fermeture des écoles, les couvre-feux, les abris rudimentaires, les nuits blanches et fauves, la paix égratignée et la peur égrainée. Au petit matin: le constat d'une vitre fracassée, d'une Fiat 124 cambriolée, d'une rue martyr, de l'odeur tenace du soufre et du sang qu'elle surnomme «le parfum de la guerre». Et puis l'impression que le sol fissure sous des souliers qu'aucune piste de danse n'avait pourtant pu abîmer. Que la tourbe ingurgite des chairs de skippers que le soleil des plages du sud aimait tant à chamarrer. Que cette rue n'est plus la sienne, que les visages aimés flétrissent dans le refus, qu'ils s'éloignent de ce qu'ils étaient. Qu'ils se sont faits vieux en l'espace d'une nuit.

Fatmé la concierge
Les jours passent comme cela depuis le 13 avril, lourds de menaces mises ensuite à exécution. Tous les jours, on regrimpe l'escabeau de l'espoir pour se voir dégringoler à chaque fois d'un peu plus haut. On tente de blottir les angoisses dans des prières agenouillées, on se brûle les doigts à la cire des bougies de l'imploration qui fleurissent désormais aux pieds des mazar. Un dimanche matin de cessez-le-feu, alors qu'elle entraînait ses deux filles à l'église du Rosaire, Fatmé la concierge l'avait interpellée. Réputée pour sa pitié gluante et ses bobards de mauvais augure, Fatmé avait déblatéré sans trêve des sentences prophétiques, ponctuées de «combattants», «viols», «jeunes filles du quartier», «yaallah!». Contre toute attente, au lieu que la frayeur ne lui coupe le sifflet, elle s'était mise à rire. Rire à se défoncer la poitrine, rire pour diluer la nocivité de ces propos dans des éclats goguenards. Mais derrière ce rire d'héroïne hitchcockienne à sueur froide, glacial et intangible, elle s'était dit: «Il faut qu'on se barre, il faut que je sorte mes filles d'ici...»

Migrants version 1975
Comme si ces quelques mots épars venaient de faire bifurquer son destin, en l'espace de quelques instants, ses doigts carminés avaient muté en mains griffues, des mains fermes, des mains pour agir et attraper, pour survivre et partir ainsi qu'elle l'avait décidé. Des mains pour faire la course à on ne sait trop quoi, des mains pour lutter contre on ne sait trop qui. Des mains pour improviser des malles, pour saisir un dernier objet cher, une lettre ou une photo terrées dans le silence d'un tiroir. Des mains pour sortir les bijoux du coffre et les camoufler dans un sachet de riz ou un soutien-gorge. Des mains pour déplacer des sacs de sable avec l'aide d'Abou Ali, l'épicier du coin, et recouvrir les meubles de l'espoir d'un drap blanc. Des mains pour éponger des yeux mouillés et leur jurer qu'elle reviendra très vite, pour confier la clef de l'appartement à Fatmé et s'imaginer au départ des grandes vacances. Des mains pour attraper les deux paumes moites de ses filles, des mains pour porter leurs frayeurs mauves et parcourir Clemenceau, blotties sous des coussins, jusqu'à la rue Hamra, un peu plus calme, là où le taxi d'Ibrahim les attendait.

Premiers espoirs
Perçant dans l'incertitude de l'autoroute qui mène vers l'aéroport, à travers la fenêtre, elle éparpille les cendres de sa cigarette comme les débris d'une vie carbonisée laissée derrière elle. De part et d'autre, des hommes encagoulés dans le ressentiment débordent de voitures sans têtes et balancent leurs Kalach comme pour répandre la poussière des anxiétés alentour. Le paysage est apocalyptique, la ville est désormais arthrosée et regrette déjà son bon vieux temps. Elle avait le sentiment qu'on a coupé le robinet de la vie: sur un trottoir, des gens faisaient la file pour une bouteille d'eau ou un rghif de pain. Ibrahim le chauffeur les avait appelés «réfugiés».
L'une de ses filles, terminale littéraire, avait dit que migrant est un bien plus beau mot qui raconte le mouvement, l'incertitude et l'espoir, quand réfugié s'avère plus victimaire, plus terrorisé, plus permanent. Elle avait voulu bien y croire et se rassurait en se racontant que ce choix régressif et fétide n'aura qu'un temps. Que ce n'est qu'une saison de la vie du Liban, que les gens reviendront à des attitudes moins extrêmes. D'autres villes finalement, et l'Europe dans toute sa grandeur, ont survécu à leur période fouet, knout et raclée; aujourd'hui, on les retrouve à pagayer sereinement, le nez remuant de tranquillité, redonnant le bras à leur paix d'antan. Elle s'était dit qu'elle exagérait, que les choses reviendraient dans l'ordre sans tarder. Qu'elle retrouverait bientôt sa boutique, son Smith's, son Coral Beach, ses Caves des Roy, sa rue Hamra, son Beyrouth.
Et lorsque l'avion avait décollé, elle avait sorti son appareil photo pour saisir une image de Beyrouth vue du ciel. Son voisin de gauche lui avait dit: «Vous faites bien de prendre une photo, c'est peut-être la dernière fois que vous verrez ça...» Elle avait hésité un instant avant d'asséner: « Je teste ma nouvelle caméra, c'est tout. J'emmène mes filles en vacances et je reviens très vite.»

 

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