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À La Une - Des lieux sans lesquels Beyrouth ne serait pas Beyrouth

La statue des Martyrs symbole de Beyrouth, ville éprise de liberté

Il est de ces endroits sans lesquels Beyrouth ne serait pas la même. Emblématiques, certes, ils sont rassurants pour certains alors qu’ils laissent d’autres indifférents. Monuments, jardins, escaliers, sandwicheries, plages et d’autres lieux encore appartiennent à la mémoire collective des Beyrouthins et font de la capitale libanaise la ville qu’elle est. Cet article fait partie d’une série qui sera régulièrement publiée dans « L’Orient-Le Jour ».

Ils font partie du paysage, les quatre éléments de la statue des Martyrs. Ils rassurent les Beyrouthins sur le symbolisme de leur ville : une capitale éprise de liberté.


« Je pense qu’ils sont contents, qu’ils préfèrent leur nouveau look criblé de balles à celui d’avant-guerre », souligne Issam Khairallah, peintre, sculpteur et restaurateur, directeur du département de restauration à la faculté des beaux-arts de l’Université Saint-Esprit (USEK).


C’est Issam Khairallah qui avait été chargé en 1994 de la restauration, après la guerre, de la statue des Martyrs.
Les quatre éléments de bronze – une femme debout représentant la liberté, montrant le chemin à un jeune homme, et deux autres jeunes hommes, blessés, étendus à leurs pieds – avait été érigés à la place des Martyrs en 1960, sous le mandat du président Fouad Chéhab. Conçus par le sculpteur italien Marino Mazzacurati, en 1957, les quatre éléments avaient nécessité trente mois de travail pour être achevés. Leur restauration après la guerre avait nécessité six mois de dur labeur. Mais il a fallu attendre 2004 pour qu’ils retrouvent leur place au cœur du centre-ville de Beyrouth.
C’est Issam Khairallah qui a eu l’idée de garder presque la moitié des impacts de balles et d’éclats d’obus sur le bronze.
« Il faut que l’on se souvienne de la guerre, pour qu’elle ne se répète plus », dit-il. L’artiste avait décidé aussi de garder le bras gauche du jeune homme, mené par la liberté, amputé. Ce bras se trouve actuellement à la municipalité de Beyrouth.


Durant dix-sept ans de guerre, les quatre statues, symbole de la lutte pour la liberté et l’indépendance, étaient restées debout comme si elles voulaient prouver que Beyrouth restera malgré tout une ville digne, libre et vibrante de vie. Elles ont survécu, comme la capitale qui les accueille, à la guerre et à la destruction.
Et pourtant, les quatre éléments et leur socle avaient subi d’importants dommages. « Les statues étaient criblées de balles et fissurées, elles tenaient encore à peine sur le socle qui était aussi endommagé. Le jeune homme mené par la liberté avait perdu ses deux bras. J’ai retrouvé l’un d’eux non loin de la statue. Pour l’autre, je suis passé à plusieurs reprises à la télé pour appeler ceux qui pourraient avoir des informations sur le bras gauche perdu à se manifester... Finalement, un homme l’a remis après des années à la gendarmerie de Hobeich à Beyrouth », souligne Khairallah.
Khairallah avait démonté les statues avec son équipe. « J’avais rempli de sable les camions qui allaient les transporter pour leur éviter les chocs », dit-il.
Chaque statue pèse entre 800 et 1 000 kilos et elle est haute d’environ quatre mètres.

 

 

La statue des Martyrs, symbole de Beyrouth, ville éprise de liberté.


 « Blessés mais vivants »
Après la fin de la restauration, le sculpteur était très content de voir les statues dans son atelier. « Mais il fallait qu’elles retournent à leur place. Elles sont le symbole de Beyrouth, ville de la liberté, de la culture et surtout du droit. Béryte la romaine avait abrité la plus importante école de droit de l’Empire romain », indique, un brin de fierté dans la voix, Issam Khairallah.


« Le jour de leur départ de l’atelier, je les ai embrassées en leur disant au revoir. Aujourd’hui, quand je dois raccompagner mon fils de Beyrouth, je lui donne rendez-vous à côté de la statue des Martyrs. D’ailleurs, c’est là où j’attendais mon père quand j’étais jeune, après le cinéma. Quand j’étais petit, je considérais Beyrouth comme une ville immense. Pour ne pas me perdre, je comptais les réverbères, et quand j’arrivais devant la statue des Martyrs, je me sentais en sécurité », note-t-il.


Quel est son élément préféré des quatre statues ? « Le jeune homme à terre, celui qui a les cheveux au vent et la main levée. Il nous interpelle. » Les deux éléments étendus par terre, blessés, sont-ils morts avec le temps qui passe ? « Non, ils sont toujours là, tels qu’ils sont. Blessés mais vivants », indique-t-il.
Le doyen de la faculté des beaux-arts et des arts appliqués à l’USEK, Paul Zgheib, souligne de son côté que « les statues sont restées de longues années dans l’atelier de l’université avant de retrouver leur place ». « Elles étaient complètement délabrées, précise-t-il. C’est grâce au travail de Issam Khairallah et du père Abdo Badoui, chef du département d’art sacré de la faculté, qu’elles ont pu être sauvées. »
La restauration s’est chiffrée à 70 000 dollars versés par Solidere.


Cette statue des Martyrs n’est pas la seule à avoir été érigée à Beyrouth. La première avait été placée au même endroit, quelques années après la création du Grand Liban. Conçue par le sculpteur libanais Youssef Howayek, et commanditée par les autorités du mandat français, elle représentait deux femmes, l’une voilée et l’autre les cheveux découverts, pleurant au-dessus d’une tombe. M. Zgheib souligne qu’en 1948, cette statue a été endommagée. « Certains disent que c’était l’acte d’un fou, d’autres que c’était un acte politique », souligne-t-il.
Mohammad Barakat, grand érudit, ancien directeur général de Dar al-Aytam al-Islamiya, directeur général de la Conférence de bienfaisance arabe et président honoraire du Conseil national du service social, note de son côté que « la statue des deux pleureuses a été remplacée pour défendre l’idée qu’on ne pleure pas les martyrs qui ont donné leur vie pour une cause ».
L’œuvre de Howayek est exposée actuellement au jardin du musée Sursock.
Mais revenons à ces martyrs dont la fête est célébrée au Liban le 6 mai de chaque année.

 

 

 

La place des Canons avant la guerre du Liban.

 


Lutte pour l’indépendance
« Entre 1915 et 1916, l’Empire ottoman a exécuté, en plusieurs étapes, à la place al-Marjé à Damas et à la place des Canons à Beyrouth, des personnes qui luttaient pour la liberté, l’indépendance, l’adoption de la langue arabe comme langue officielle, et certaines d’entre elles qui appelaient à l’attachement du Liban à la France », indique M. Barakat.
En tout, 47 personnes ont été pendues. Le 6 mai 1916, simultanément à Beyrouth et à Damas, des hommes ont été exécutés.


Citons notamment les plus connus, Abdelkarim Khalil, les frères Mohammad et Mahmoud Mahmassani, Abdelkader Kharsa, Noureddine Kadi, Sélim Abdelhadi, Mahmoud Ajam, cheikh Mohammad Moussallam Abdine, Nayef Tello, Saleh Haïdar, Ali Armanazi, Chafic Moukayad Adem, Abdehamid Zahraoui, l’émir Omar al-Jazairi, Choukri Assali, Abdelwahab al-Inglizi, Rafiq Salloum, Rouchdi Chamaa, Petro Paoli, Gergi Haddad, Saïd Fadel Akl, Omar Hamad, Abdelghani Aryssi, Ahmad Tabbara, l’émir Omar el-Chéhabi, Mohammad el-Chanti, Toufic Bsat, Seifeddine Khatib, Ali Nachachibi, Mahmoud Boukhari, Sélim Hijazi, Amine el-Hafez, le prêtre Youssef Hayek, Nakhlé Moutran, les frères Philippe et Farid el-Khazen, Abdallah Daher, Youssef Hani, Mohammad Melhem, Fajr Mahmoud, Chaher ben Rahil el-Ali, les frères Antoine et Toufic Zreik, cheikh Ahmad Aref et Youssef Beydoun.
Ils venaient de diverses villes et régions de l’Empire ottoman, notamment Beyrouth, Jounieh, Tripoli, Baalbeck, Damour, Hasbaya, Chiyah, Sin el-Fil, Akkar, Damas, Hama, Homs, Haïfa, Java, Gaza, et Jérusalem.
Ce sont pour la plupart des intellectuels, des religieux et des journalistes.
On ne saura jamais si les hommes pendus à Beyrouth ont été exécutés à l’emplacement de la statue des Martyrs.
D’ailleurs, quand elle a réélu domicile au centre-ville en 2004, elle avait été déplacée d’une centaine de mètres, plus bas vers la mer, de sa place initiale.

 

 

No man’s land durant la guerre du Liban. La statue est ici entourée d’herbes sauvages.

 

 


Au Liban, la place des Martyrs est désignée par trois noms : place des Martyrs, certes, mais aussi place des Canons et place al-Bourj.
« En 1772, l’armée de la tsarine Catherine II avait installé des canons à Beyrouth, d’où l’appellation place des Canons », indique M. Zgheib.
M. Barakat note, de son côté, qu’à « l’époque, la place des Martyrs, c’est-à-dire la place des Canons, se trouvait hors de la muraille de Beyrouth. Elle était connue sous le nom des “plaines”, c’est-à-dire les plaines entourant la ville ».
« L’endroit a été désigné par la place al-Bourj (place de la Tour) car il présentait une tour, voire deux. L’une des tours est celle qui était rattachée au Sérail de l’émir Fakhreddine, dont les ruines sont toujours visibles non loin de l’emplacement actuel de la statue. Elle devait se trouver à l’emplacement du cinéma Opéra, l’actuel Virgin Megastore, et être détruite durant les années 20 lors de la construction du bâtiment », poursuit-il.
« La deuxième devait probablement se trouver au croisement entre Saïfi et Gemmayzé, non loin de l’actuelle sandwicherie Paul. Elle était baptisée Bourj al-Kachaf (la tour qui surplombe). Elle a probablement été détruite avec la construction du cinéma Métropole durant les années 30 », souligne en conclusion M. Barakat.

 

 

Le jeune homme blessé, cheveux au vent, le personnage préféré du sculpteur Issam Khairallah qui a restauré la statue. Photo Michel Sayegh

 

 


Témoins de la prospérité, de la guerre, de l’instabilité, ainsi que de diverses manifestations et revendications politiques et sociales, les quatre éléments de la statue des Martyrs sont là, grands, silencieux et rassurants, encourageant les Libanais, de génération en génération, à défendre l’idée qu’ils ont de leur pays.
S’ennuient-ils à regarder immuablement le bleu de la Méditerranée et la montagne ronde de Sannine ? Ont-ils eu peur durant la guerre, seuls face aux obus, aux balles et aux herbes folles ? Rêvent-ils de s’établir sous d’autres cieux pour oublier l’anarchie et la violence de Beyrouth ?


Comme ils ne parlent pas notre langue, nous ne le saurons jamais. Nous savons, cependant, qu’ils n’ont pas le choix : bien installés sur leur socle, ils sont obligés de veiller sur Beyrouth, œuvrant pour que la ville préserve son esprit d’indépendance, son amour de la liberté et son instinct de survie.

 

 

 

 

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