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À La Une - Le point

Une double hâte maladroite

On voudrait croire que demain, la semaine prochaine ou, restons vagues, sous peu, un processus de retour à la normale va s’enclencher qui fera oublier ces terribles heures que la Turquie est en train de vivre. Oui, peut-être, s’il n’y avait l’enchaînement implacable des faits, faisant craindre le pire avec une rue qui s’enhardit un peu plus chaque jour, un pouvoir en perte d’autorité, comme surpris et désemparé devant l’ampleur d’une révolte qui n’est pas (pas encore ?) une révolution. Si, de plus, on n’avait pas l’impression combien dérangeante d’assister à un remake du scénario égyptien.
Se peut-il que des causes différentes produisent les mêmes effets ?
Au Caire, un régime tout nouveau s’emmure dans ses errements, défie une frange non négligeable de son peuple et étale au grand jour sa méconnaissance des règles les plus élémentaires de l’exercice d’un pouvoir qui est en train de lui échapper. À Ankara, un parti hier encore au faîte de la popularité, fort de ses dix ans passées aux commandes, se met brusquement à multiplier dérapages et provocations, contribuant ainsi à grossir les rangs de ses adversaires. Hier, le ton agressif de Hosni Moubarak puis sa tardive acceptation de certaines revendications des jeunes de la place Tahrir ont eu pour effet de hâter sa chute. Il faut espérer aujourd’hui que les maladresses de Recep Tayyip Erdogan n’aboutiront pas à un résultat identique.
Depuis une dizaine d’années, la gageure aura consisté – véritable oxymore sociopolitique ! – à prétendre ramener un pays « égaré » dans le droit chemin de l’islamisme, quitte à effacer quatre-vingt-dix ans de kémalisme, et dans le même temps le lancer sur la voie d’un délirant gigantisme urbaniste, quitte à détruire son identité. Oubliant que l’on s’adresse à des jeunes – soit dit en passant, trois générations sont nées depuis l’avènement de Moustapha Kemal – qui rêvent laïcité quand on leur parle religion, liberté quand l’État envoie ses alguazils les estourbir, égalité des chances quand la manne de la croissance profite surtout aux plus nantis. Oubliant aussi que l’on s’adresse à des moins jeunes, tel Ara Guler, 84 ans, le photographe le plus célèbre de Turquie, qui se lamente devant l’envoyé spécial du New York Times : « Où est-il mon Istanbul ? »
« C’est la ruée vers l’or », « Les paysans anatoliens ont envahi la ville », « Nous vivons dans un Las Vegas ottoman »... Et tous en chœur : « Le pouvoir les (dirigeants) a rendus ivres » : les plaintes sont nombreuses maintenant que les langues se délient et que s’enhardissent les manifestants. Ils en sont à réclamer la libération des personnes arrêtées, la démission du gouverneur de l’ancienne Byzance et du chef de la police avec, en prime, « des excuses du Premier ministre ainsi que sa démission ». En attendant, le mouvement s’est installé dans la durée, avec l’apparition à Taksim de tentes, de kiosques distribuant de la nourriture et des boissons, des masques chirurgicaux et même d’une librairie. Deux importants syndicats regroupant l’un le secteur public, l’autre la gauche, ont rejoint les manifestants dont les rangs ne cessent de se gonfler, signe du malaise qui touche de larges franges de la population qu’inquiètent l’autoritarisme d’Erdogan et ses ambitions.
Sur cette toile de fond vient s’inscrire une partie tout aussi délicate et déterminante pour l’avenir de la Turquie, qui se joue dans les hautes sphères de la République, opposant le président Abdullah Gül à son Premier ministre, avec pour enjeu la plus haute charge de l’État et l’avenir politique du leader du Parti de la justice et du développement. C’est que le mandat du chef du gouvernement arrive à terme en 2015 et celui du président de la République un an auparavant. L’un et l’autre (57 ans, 61 ans respectivement) ne tiennent nullement à voir leur carrière politique prendre fin prématurément. Le premier – son accession au palais Çankaya assurée, du moins le croit-il – voudrait organiser un référendum qui déboucherait sur une réforme de la Constitution au terme de laquelle l’actuel système parlementaire céderait la place à un régime présidentiel. Une visée qui n’a pas l’heur de plaire à son adversaire non déclaré, lequel, singulièrement depuis six jours, s’emploie à faire preuve d’une modération qui tranche avec la morgue de son allié de la veille.
Au sixième jour de la crise, le pays retenait son souffle en attendant le retour aujourd’hui du Premier ministre. Et en priant le ciel qu’il garde le silence...
On voudrait croire que demain, la semaine prochaine ou, restons vagues, sous peu, un processus de retour à la normale va s’enclencher qui fera oublier ces terribles heures que la Turquie est en train de vivre. Oui, peut-être, s’il n’y avait l’enchaînement implacable des faits, faisant craindre le pire avec une rue qui s’enhardit un peu plus chaque jour, un pouvoir en perte...

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