Rechercher
Rechercher

Culture - Exposition

(Dé)chiffrées, les sculptures de Hady Sy redonnent sa place à l’humain

C’est un sculpteur d’acier à la fibre sensible qui présente à la galerie Saleh Barakat son travail post-explosion au port de Beyrouth. Un ensemble de pièces réalisées à partir d’un jeu de chiffres raconteurs de tout ce qui fait – et défait – notre humanité.

(Dé)chiffrées, les sculptures de Hady Sy redonnent sa place à l’humain

L’artiste et son double en acier Corten. Photo Mohammad Yassine

« Toute l’idée de cette exposition, c’est d’amener le spectateur à se questionner sur la place de l’humain dans ce monde dominé par les chiffres. En s’infiltrant dans les relations humaines, entre les amis, dans les familles, en s’emparant des hôpitaux, des malades du Covid (les patients sont devenus des chiffres), des guerres (dont on se borne à comptabiliser les morts), les nombres nous ont déshumanisés. Ils ont pris notre place et ont fait de nous de simples statistiques », affirme avec flamme Hady Sy.

Traduire ses révoltes et ses convictions en œuvres d’art, voilà ce qui a toujours été le moteur créatif de cet artiste libano-franco-sénégalais. Et cette inspiration humaniste et engagée se retrouve une fois de plus exprimée dans les 72 sculptures qu’il présente dans le vaste espace de la galerie Saleh Barakat* sous l’intitulé « It’s a Numbers Game » (C’est un jeu de chiffres). Une exposition ainsi baptisée tout simplement parce que toutes les œuvres sont intégralement composées de chiffres.

S’il s’est amusé à représenter tout ce qui fait notre monde actuel en sculptures chiffrées, c’est parce que cet artiste plasticien s’inquiète de le voir se déshumaniser, se numériser à l’extrême, évoluer en machine infernale où tout devient calculs, spéculations, comptes, décomptes et statistiques…

Du Nine Eleven au Beirut 609

Mais c’est aussi parce que Hady Sy a toujours éprouvé une fascination pour la symbolique secrète des nombres, les messages qu’ils recèlent ou encore leur incidence sur la construction des diverses formes du vivant.

La sculpture inspirée du Nine Eleven. À l’arrière, on aperçoit l’autoportrait en acier Corten de l’artiste. Photo Mansour Dib

Une fascination qu’il avait déjà exprimée dans de précédentes expositions à l’instar de « In God we trust » (2004) où il présentait sa propre biographie en alignements de dates, ou encore dans « Sifr » (2017) où il explorait « l’histoire du zéro, ce néant devenu le tout dans nos vies par ce mélange de génie, de mercantilisme et d’absurdité humaine », dit-il.

Une fascination pour la symbolique des nombres qu’a réveillée à nouveau chez lui la double explosion du 4 août 2020. Une date funeste que Sy a immortalisée par Beirut 609, une superposition sculpturale des trois chiffres 6, 0 et 9, comme 6:09 pm (18h09), heure à laquelle la vie s’est arrêtée ce jour-là dans la capitale libanaise. L’heure inscrite à l’horloge électronique sur laquelle son regard s’est posé une fois que le terrible souffle venant du port a stoppé son saccage. Et qu’il a aussitôt voulu graver dans le métal, son matériau de prédilection, dans une démarche mémorielle liée à la dévastation de Beyrouth.

Cette œuvre – dont un exemplaire trône aujourd’hui à l’Institut du monde arabe à Paris – va ainsi ouvrir la voie à toute une série de sculptures en fer plein ou en Corten travaillées à la main et reproduisant en chiffres tout ce qui a traversé la vie, mais aussi l’esprit et le cœur de ce modeleur d’acier à la fibre éminemment sensible.

Lire aussi

Le zéro pointé vers l’infini de Hady Sy

À commencer par les fameuses attaques du 11 septembre 2001, à New York, ce terrible « Nine Eleven » que Hady Sy a vécu en direct depuis son loft de Chambers Street. « Je voyais les gens se jeter du haut des tours », raconte-t-il avec toujours autant d’émotion. Avant de confier que cette vision d’enfer a altéré de manière définitive sa conception du monde, de l’humanité et de l’impact omniprésent des nombres sur nos sociétés.

Un événement qui lui inspirera le croquis d’une sculpture autour des chiffres 11 et 9 en version arabe. Une œuvre éminemment symbolique, parce que réunissant à la fois la représentation des Twin Towers et celle du mot Lill’ah (Pour Allah), qu’il mettra 22 ans avant de se décider à exécuter. Et qu’il présente donc pour la première fois dans le cadre de cette exposition réunissant l’ensemble des pièces qu’il a façonnées dans son nouvel atelier d’Achrafieh, où il s’est installé après la double explosion au port de Beyrouth.

À admirer autant qu’à décoder

« Une exposition entreprise comme un défi : celui d’humaniser les nombres, pour redonner leur place aux individus que nous sommes », mais aussi de prouver qu’on peut « faire jaillir le beau des expériences les plus dures », avance cet artiste dont l’exigence esthétique se marie tout autant avec une pensée engagée qu’avec un esprit ludique, pour offrir au public un ensemble de 72 pièces à admirer autant qu’à décoder.

Une exposition de sculptures construites majoritairement à partir des chiffres binaires 1 et 0. Et qui, bien que déployant une (trop) large diversité de styles allant du plus épuré au plus fantaisiste, traduit immanquablement la vision unificatrice et spirituelle mais aussi respectueuse de l’individualité des êtres humains de Hady Sy.

Un coin de l’exposition. Photo Mansour Dib

Styliser les chiffres, les humaniser et les faire danser

En évoluant entre les pièces de ce Numbers Game qui humanise les chiffres, les stylise et les fait danser, le visiteur découvre aussi bien une Arche de Noé revisitée qu’un délicat Stairway to Heaven (L’échelle des anges) ; une immense chenille de fer alignant le 1 et les 100 zéros (« tous rendus de manière différentes », signale son auteur) du moteur de recherche Googol (« le nom d’origine de Google ») face à une représentation du Pi (le 3,14 de nos cours de maths) qui s’humanise au point de devenir une étreinte de couple ; un Autoportrait de l’artiste ainsi qu’une évocation du décès de son amie Carmen, représentée par le chiffre 21, « comme les 21 grammes de l’âme dont s’allège le poids du corps au moment de la mort » ; Le cèdre du prophète parsemé des dates marquantes de la vie de Gebran Khalil Gebran flirtant avec une très belle allégorie du Liban et de ses 10 452 km2 subtilement baptisée Le mécanisme compliqué. Ou encore Exit, une poétique évocation des peuples jetés sur le chemin de l’exil… Ainsi que des œuvres plus audacieuses en alucobond faites d’un mélange de photos, d’illustrations et de sculptures 2D sur feuille d’aluminium qui rappellent que Hady Sy vient de la photographie.

Mais la pièce la plus puissante autant visuellement qu’émotionnellement reste sans doute celle des Acrobates : une énorme cage en fer de deux mètres de hauteur emprisonnant derrière des triples barreaux une foule de petits personnages évoluant sur des fils et qui semblent vaquer à leurs occupations, sans se rendre compte de leur état de prisonniers en équilibre instable. Une représentation éloquente de la condition humaine dans toute son absurdité !

*« It’s a Numbers Game » de Hady Sy à la galerie Saleh Barakat, rue Justinien, Clemenceau, jusqu’au 13 avril.

« Toute l’idée de cette exposition, c’est d’amener le spectateur à se questionner sur la place de l’humain dans ce monde dominé par les chiffres. En s’infiltrant dans les relations humaines, entre les amis, dans les familles, en s’emparant des hôpitaux, des malades du Covid (les patients sont devenus des chiffres), des guerres (dont on se borne à comptabiliser les morts), les...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut