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Lifestyle - Photo-roman

Une forme d’œil s’était tracée et, aussitôt, Rosalie l’avait cassée

Photo Paul J. Richards/AFP

Alors que je rangeais ma décoration de Noël dans le grenier, je suis tombée par hasard sur une boîte en carton. Dessus, s'étaient empilées des poussières d'oubli. Khalil, mon mari, a trouvé que la chose ressemblait plutôt à un tombeau en carton. Il n'a pas tort : au moment de la guerre de la Montagne, nous avons été forcés à fuir la maison familiale du Chouf avec quelques bricoles et le cadavre de mon papa sur le dos. J'avais alors décidé d'enterrer ces images, de les taire à jamais. Et afin d'éviter l'habituel carnaval de pensées endeuillées et leur pathos gluant, ma mère avait dit que nous ne parlerons plus jamais de cet événement. Une amnésie que nous nous sommes, en quelque sorte, imposée. Sauf qu'hier, la boîte en carton, je l'ai lacérée, avec mes ongles manucurés de frais, qu'importe, puis avec mes dents, le ruban adhésif me tenait tête. Je me suis affalée à même le sol en mosaïque et j'ai réduit le tout en miettes, sans pitié aucune, avec l'appétence glacée d'un vautour vengeur qui achève les restes de son passé. Comme crachées par une piñata morbide truffée de cotillons d'une fête qui a mal tourné, les images se sont dispersées partout dans la salle de séjour.

 

Rose, Rosa, Rosalie
La première photo que j'ai ramassée doit dater de mes huit ans : impavide, impassible, sans ciller, malgré mes nasaux dégoulinant sur ma chemise de nuit en dentelle bretonne, cadeau de baptême de ma grand-mère Souad, je tiens une bougie. La soixantaine posée sur mon épaule, il y a une femme à l'étrangeté un rien amish, nez en trompette et cheveux en lin argenté des sorcières qu'on chassait à Salem. Elle s'appelait Rosa, Rose, ou Rosalie, quelque chose dans le genre. Trois jours plus tôt, j'avais été prise d'un mal de tête effroyable, c'était ma découverte de la douleur. Une souffrance si visqueuse que je répétais sans trêve à ma maman : « J'ai la tête en feu ! »

Du mieux qu'il sache, le médecin du coin m'avait prescrit des compresses d'eau fraîche au vinaigre et du paracétamol, mais rien ne semblait chasser ce mal entêté. Ne sachant plus à quel saint se vouer, ma maman m'avait emmenée chez cette Rosalie, sur recommandations d'une voisine. Car ladite Rosalie ne reçoit que quand ça lui chante et uniquement sur rendez-vous. Elle m'avait immobilisée sur un fauteuil en acajou, typique du mobilier de ces appartements beyrouthins d'avant-guerre, puis elle avait demandé qu'on chauffe du plomb sur le « but-à-gaz ». Pendant qu'elle égrenait des prières dans une langue que je ne (re)connais toujours pas, des larmes avaient mouillé sa voix et rebondi sur ses pommettes comme dans les légendes urbaines des statuettes qui pleurent. « C'est qu'il y a un mauvais œil », avait assuré la pythie pleureuse. « Et alors, on fait quoi, on fait comment ? » avait rétorqué ma mère dans le vide. Rosalie avait déjà balancé le plomb encore bouillant dans une bassine d'eau posée au-dessus de ma tête en feu. Une forme d'œil s'était tracée et, aussitôt, Rosalie l'avait cassée. Ma fièvre s'était dissipée, j'étais guérie.

 

Cœur comme un CAC 40
Je ne sais plus lequel de ces incidents, ma maladie illisible, le décès tragique de mon père ou la guerre foutraque qui nous est tombée sur la tête, avait convaincu ma mère que nous avions été maudits. Depuis, elle avait décidé que nous ne planifierons plus, nous ne respirions plus qu'à travers les cartes de tarot, des numéros présages, une boule de cristal ou en calquant nos chemins de vie sur les lignes tracées sur une main. D'abord, Nazira, une voyante, venait souvent nous rendre visite pour lire dans le cœur de ma maman comme dans le CAC 40. Je m'en souviens parce que dès qu'elle débarquait, nous étions sommés de filer dans nos chambres. Un soir chaud de juillet, j'avais saisi ma maman en train de sangloter sur la terrasse.

Quelques jours plus tard, ma tante était décédée. Au plus fort de nos guerres, pour traverser le ring ou choisir quelle route emprunter, ce n'est qu'à cette même Nazira que ma maman se fiait. Les francs-tireurs, les kidnappeurs et autres barrages, elle ne craignait plus rien.
Adolescente à l'époque, je ne comprenais donc plus vers quel Dieu me tourner, celui qui se dessinait dans les effluves d'encens lors des messes du dimanche ? Rosalie et son baptême de plomb ?
Nazira et les tours qu'elle cachait dans son turban rouge ? Ou les tasses de ma maman, ces petites chaffét peintes à la main dans lesquelles elle avait vu Khalil, galopant vers moi sur un cheval blanc, peu de temps avant que je ne le rencontre dans un abri.

Aujourd'hui, ma maman est partie et, de ces souvenirs de voyance, il ne me reste plus rien, sinon ses tasses en porcelaine fleurie dans lesquelles jamais je ne saurai lire. Ou peut-être les apparitions de Michel Hayek, le Madame Irma de nos Saint-Sylvestre libanais. Mieux vaut s'y accrocher et y croire fort, comme ma mère en sa Nazira. Après tout, il a vu de belles choses pour 2017. Alors, pourvu qu'elle soit douce...

 

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, une photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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  • LES SOUVENIRS QUALIFIES DE CARNAVAL... BIZARRE LA BIZARRERIE !

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    20 h 57, le 14 janvier 2017

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