Samedi passé, des habitants de Kfar Remmane, une localité du caza de Nabatiyé, découvrent avec surprise que leur conseil municipal a discuté de l'interdiction de la vente d'alcool et de la fermeture des débits de boissons dans leur village. L'affaire provoque immédiatement un tollé au sein de la population de cette bourgade exclusivement chiite qui s'est toujours vantée de son appartenance communiste.
Dans la petite histoire du Liban, Kfar Remmane est d'ailleurs connue sous l'appellation de « Kfar Moscou » et cela pour avoir été depuis les années quarante un fief communiste au cœur du Liban-Sud. Aujourd'hui, le conseil municipal de Kfar Remmane, constitué de quinze membres, ne compte que trois membres issus de diverses mouvances de la gauche. Ils s'étaient opposés l'année dernière, lors des élections municipales, à une liste constituée du Hezbollah, du mouvement Amal et des partisans du député Abdel Latif el-Zein.
« Le Hezbollah intervient dans les villages où il n'a pas le dessus, où les gens osent le contester. C'est pour cela qu'il veut prohiber l'alcool à Kfar Remmane, mais nous ne l'accepterons pas », s'insurge Hassan Kanso, militant communiste.
Tout a commencé il y a un an et demi, quand des cheikhs du village ont commencé à appeler à la fermeture des débits de boissons et à l'interdiction de la vente d'alcool à Kfar Remmane. « L'ancien conseil municipal n'avait pas accepté. Les choses se présentent malheureusement différemment actuellement », dit M. Kanso.
2 500 personnes, dont certaines ne sont pas originaires de Kfar Remmane, ont déjà signé une pétition appelant à l'interdiction de la vente d'alcool dans le village. Elle a été remise au président du conseil municipal, Yasser Ali Ahmad, appartenant au mouvement Amal, et au mohafez de Nabatiyé, Mahmoud Moulla.
« C'est M. Moulla qui tranchera, l'affaire n'est pas entre mes mains », affirme de son côté M. Ali Ahmad. « Je suis pour la fermeture. Je suis moi-même avocat et j'ai trouvé une loi ottomane qui date de 1910 qui peut être toujours de mise parce qu'elle n'a pas été abrogée et qui interdit de servir de l'alcool dans les localités exclusivement musulmanes. Si à Nabatiyé, chef-lieu du caza, il existe un marchand de spiritueux, c'est parce que la ville compte des chrétiens. Mais Kfar Remmane est exclusivement musulmane. Si le mohafez décide d'appliquer cette loi, nous la ferons respecter et à ce moment-là, si quelqu'un se plaint, que le Parlement intervienne pour modifier la législation », explique-t-il.
« Nous irons boire chez les chrétiens »
Pour de nombreux habitants de Kfar Remmane, une telle décision est une atteinte aux libertés individuelles.
« Ce n'est pas une question d'alcool. S'ils interdisent la vente de boissons au village, nous irons boire dans les villages chrétiens voisins, comme Aïchiyé, Jarmaq et Bfaroué. Il s'agit du changement social qu'ils (le Hezbollah) veulent initier », relève Hassan Kanso. « À Jibchit, le Hezbollah a prohibé la mixité dans les lieux publics et la musique. À Bint Jbeil, il n'y a plus de festivités lors des noces et à Aïtaroun, ils ont interdit aux femmes un lieu de promenade qui abrite une piscine », assure-t-il. « Kfar Remmane, qui compte 18 000 habitants, est connue pour son ouverture et sa diversité. Et il ne faut pas tuer cette diversité », ajoute M. Kanso qui fait partie d'un groupe d'habitants appartenant à divers mouvements de la gauche, et qui entend agir en justice si la décision d'interdire la vente d'alcool au village est prise. « Nous porterons l'affaire jusqu'au Conseil d'État s'il le faut », dit-il.
Aujourd'hui, le village compte trois restaurants qui servent de l'alcool et cinq magasins qui en vendent. Afif Saleh est propriétaire de l'un de ces magasins. On y trouve de la bière, du vin français et libanais, du whisky, de la vodka, de la tequila, des liqueurs de toutes sortes. M. Saleh a collé à sa vitrine l'autorisation officielle de vendre des boissons alcoolisées. « On voit beaucoup plus de disputes dans les moquées qu'à la sortie des bars. Kfar Remmane restera Kfar Moscou et ne sera pas transformée en Qom ou en Kandahar », lance-t-il, avant d'ajouter : « Ils critiquent l'État islamique. Mais ils font pire... » N'a-t-il pas peur de tenir de tels propos ? « De quoi vais-je avoir peur ? Nous avons tenu tête aux Israéliens, qu'est-ce qui nous ferait bien peur ? » s'écrie-t-il.
Son fils Rami, qui possède aussi un restaurant servant de l'alcool, continue sur la même lancée. « Ce n'est pas l'interdiction d'une bouteille de bière ou d'un verre de vin qui pose problème. C'est une bataille pour les libertés. Ils commenceront par interdire l'alcool, puis ils imposeront aux femmes le port du voile, ils banniront la mixité et la musique. Ils se basent sur une loi ottomane pour nous faire revenir des années-lumière en arrière, alors qu'il faut aller de l'avant », dit-il. « Avant d'interdire l'alcool, que la municipalité remplisse son devoir sur le plan du développement. Nous sommes noyés sous les ordures et nos routes sont impraticables », s'exclame-t-il.
(Pour mémoire : La tentative d'interdiction de la vente d'alcool à Kfarremane s'envenime)
Le rôle de l'État
Un peu plus loin, un autre magasin qui vend de l'alcool et qui dispose d'une salle de billard – décorée d'un sapin de Noël, de guirlandes rouges et de statuettes à l'effigie du père Noël – avait été incendié il y a deux ans. « Les dégâts n'étaient pas énormes. Des pneus et quelques branches en bois ont été brûlés devant l'entrée. On a juste voulu me faire peur. Mais je suis toujours là. Pour moi, c'est une bataille pour les libertés », explique le propriétaire, Nabil Saleh.
Dans la salle de billard, à 13 heures, trois jeunes hommes venus de Nabatiyé boivent bière ou whisky et mangent de la « sfiha », une spécialité de la région. « C'est notre pause-déjeuner. Nous nous retrouvons entre amis. Désormais, ici tout est possible, et je crains qu'un jour n'arrive où on nous interdira d'écouter de la musique », confie l'un d'eux.
Pour Hussein Abi Zeid, un autre restaurateur, l'affaire est simple : « J'arrêterai de vendre l'alcool quand l'État libanais interdira la vente de boissons sur tout le territoire. J'appelle l'État à remplir son rôle, à étendre son autorité sur tout le territoire libanais. Je vis jusqu'à nouvel ordre au Liban et non dans un mini-État dirigé par je ne sais quel parti politique », s'insurge-t-il.
Dans la rue principale du village, de nombreuses personnes sont pour la liberté de choix, d'autres – moins nombreuses – préfèrent ne pas se prononcer.
Un mécanicien en bretelles montre des images sur son portable. Celle de sa femme voilée et celle de deux bouteilles de whisky qu'il a bues avec un camarade à la maison la veille. « Ma femme ne boit pas. Elle est croyante. Elle sait que l'alcool me rend heureux. Je ne l'oblige pas à boire et elle ne m'oblige pas à m'arrêter. C'est ça la liberté », dit-il simplement.
Une septuagénaire s'exclame de son côté : « Depuis le temps du Prophète, il y avait la mosquée et les pressoirs à vin et les gens avaient la liberté de choisir où aller. Cela ne devrait pas changer. »
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commentaires (11)
Personne ne peut ni ne doit interdire la vente et la consommation d'alcool. Les lois nationale et les liberté de lindividu, doivent primer sur les lois et les considerations religieuses. Pas touche aux libertés de culte; le droit d'être religieux pratiquant ou pas de quelque religion ou confession que l'on soit. Il n'y a que comme cela que l'on pourra bâtir une vraie nation avec des valeurs saines et durables. Le contraire serait simplement vains mais aussi destructeur.
Ali Farhat
01 h 01, le 14 janvier 2017