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Liban - Reportage

« Il y a longtemps, les gens achetaient tout de la “dekkéné”... »

Dib Abi Samra a 90 ans et tient une épicerie à Tayyouné depuis 1962. Elle a survécu à la guerre, traversé les années et essaie de subsister malgré la prolifération des supermarchés.

L’épicier derrière sa table en bois et sa vieille balance.

« Tiens, voici 5 000 livres, descends à la dekkéné chercher de l'eau et du pain pour le repas », demande la grand-mère pressée, égrenant sur la table les plats fumants, tout en tendant un billet à son petit-fils. Le voici qui dévale les escaliers, entre dans la petite épicerie comme on entrerait chez soi, sans retenir ses pas. Il ressort quelques secondes plus tard, lançant un salut rapide au vieil homme assis devant la caisse, dont le visage sillonné de rides se mêle aux murs usés de l'épicerie.

Ici, on trouve de tout, des barres chocolatées aux produits ménagers. Le décor est familier, ancré dans le va-et-vient de la vie quotidienne du quartier. Aujourd'hui pourtant, l'épicerie ne vend plus. Elle se contente de subsister. Le quartier a changé. L'impersonnel supermarché a avalé le vieil homme et ses cigarettes bon marché. L'âge d'or a toutefois laissé des traces sur les murs de l'épicerie, comme dans la mémoire du propriétaire des lieux.

« Il y a longtemps, les magasins se comptaient sur les doigts de la main. Les gens achetaient tout de la dekkéné. Depuis l'arrivée des supermarchés, la dekkéné n'est plus qu'une distraction, une manière de passer le temps », lâche Dib Abi Samra d'une voix rocailleuse. Assis sur un lit au fond de l'épicerie, dans une petite pièce adjacente, ses petits yeux entourés de ridules ne quittent pas la femme de ménage qui s'occupe pendant un temps des rares clients. Sa voix basse se fait plus forte et son ton plus incisif lorsqu'il s'agit de préciser à un client le prix d'une canette de soda ou d'une bouteille d'huile d'olive. De temps à autre, il se lève péniblement du lit et rejoint la caisse, une petite table en bois où trônent une vieille balance, quelques poids et un petit carnet aux pages jaunies couvertes des dettes des clients.

 

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L'urbanisation du quartier
Chaque matin, à l'heure de la prière, Dib Abi Samra se rend dans son épicerie de Tayyouné, qu'il a ouverte en 1962. C'était avant que la guerre n'éclate, que les immeubles ne poussent de manière anarchique et que le quartier ne devienne « une véritable ville », selon ses propres mots. « À l'époque, il n'y avait pas de constructions. Il n'y avait que des plantations de cactus et de choux-fleurs. Il n'y avait que l'immeuble d'en face et le nôtre », raconte-t-il, les yeux irrigués par le souvenir des vergers. Le quartier était encore populaire. « Ceux qui n'avaient pas de maison s'installaient ici dans des tentes », explique-t-il. « Maintenant, il n'y a plus que des immeubles », ajoute-t-il, désignant d'un geste désabusé le paysage de béton qui s'étend en face de la dekkéné.

Pourtant, paradoxalement, plus nombreux sont les habitants et plus l'épicerie se vide de ses clients. Lorsqu'il a ouvert son commerce, Dib Abi Samra « travaillait vraiment ». Il allait tous les matins au marché acheter des fruits et légumes qu'il revendait dans son épicerie. Les clients repartaient bien chargés, le sac rempli de provisions pour la journée, alors qu'aujourd'hui ils s'en vont les bras légers, un paquet de chewing-gums à la main ou une bouteille d'eau sous le bras. L'épicier ne les quitte pas des yeux. Le regard vif brillant sous les sévères sourcils broussailleux, il explique : « Ce sont les ouvriers qui font marcher une dekkéné et non les simples citadins. Avant, il y avait plus d'ouvriers qu'aujourd'hui. L'usine et l'imprimerie d'en face me ramenaient beaucoup de clients. Elles ont toutes les deux fermé et les grandes surfaces ont ouvert. Donc personne ne vient plus ici. »

Il ne peut alors s'empêcher d'ouvrir grands les bras et d'écarquiller les yeux – sa façon de mimer la grandeur écrasante des supermarchés. « Les gens vont au mall, ça leur évoque un endroit faste et rempli », dit-il en riant, un fond de moquerie dans le regard.
À l'écouter, les supermarchés semblent être la principale cause de transformation du quartier. Il en parle avant même d'évoquer la guerre civile et le sifflement des balles. Pourtant, Dib n'a pas quitté son épicerie de Tayyouné durant les sept premières années de la guerre. Il vivait alors sur la ligne de démarcation, entre les barricades « plus hautes que des portes », comme il aime à le répéter, et les francs-tireurs de l'immeuble d'en face.

« Beaucoup de gens sont morts devant cette épicerie », lâche-t-il à mi-voix, sans s'attarder. Lui-même a de nombreuses fois senti le souffle des tirs lui caresser la nuque : « Une fois, alors que je parlais au téléphone, assis, j'ai entendu un bruit et j'ai senti quelque chose me tomber dessus. Je me suis alors passé la main sur la tête. J'avais de la terre dans les cheveux. En fait, une balle était passée par la serrure de la porte, avait traversé l'épicerie et était passée juste à côté du téléphone, projetant de la terre sur moi. Si j'avais attendu cinq minutes avant d'aller téléphoner, si je m'étais levé... » Il ne poursuit pas sa phrase, laissant le soin à son auditeur d'imaginer la suite.

 

(Lire aussi : À Gemmayzé, une épicerie fait de la résistance)

 

Une difficile renaissance
Malgré tout, durant les premières années de la guerre, Dib Abi Samra et son épicerie sont restés solidement ancrés dans le quartier. Peu à peu, le profil des clients a changé : les habitants du quartier ont cédé la place aux combattants. « Quand tout le monde a déserté les lieux, il ne restait plus que l'OLP (Organisation de libération de la Palestine) et moi. Les Palestiniens s'endettaient auprès de moi. J'étais l'un des rares épiciers encore ouverts. Très vite, les combattants palestiniens ont cessé de recevoir leurs salaires et je n'ai plus rien eu non plus », raconte-t-il, un sourire étirant ses lèvres fines. « Quand je n'ai plus eu d'argent, j'ai voulu partir, mais les Palestiniens avaient besoin de moi... Ils sont venus me voir et m'ont dit que si je partais, on allait tout me voler. Je suis donc resté encore un peu ici », poursuit-il. S'il finit par quitter l'épicerie au moment de l'invasion israélienne, en 1982, ce n'est pas par peur du danger, mais parce que le quartier était complètement déserté : « Il ne restait plus que les cambrioleurs », dit-il en riant.

En 1993, lorsqu'il revient avec sa femme et ses six enfants à Tayyouné, il retrouve l'épicerie dévastée. Les portes sont enfoncées et à l'intérieur, tout a été brûlé. Il débourse alors 4 000 dollars pour la remettre en état. Entre-temps, les loyers ont augmenté : alors qu'il payait 85 000 LL par mois pour son épicerie, il en paie désormais 350 000. Lorsqu'on lui demande pourquoi il est revenu dans ce quartier, dans cette même épicerie, alors même que la concurrence se faisait plus rude, il n'a pas vraiment de réponse, comme si son retour faisait partie de l'ordre naturel des choses : « Je sais bien que c'était une erreur de revenir, avoue-t-il. Mais ici, on connaît les gens, on est dans notre ambiance, on est du quartier. »

Dib Abi Samra s'est donc de nouveau installé dans son épicerie qui semble restée inchangée, bien que de nombreux produits aient peu à peu déserté les étalages. Son carnet, ses poids et sa vieille balance trônent toujours sur la table en bois. « J'ai essayé beaucoup d'autres balances, elles se sont toutes cassées. Seule celle-là est restée fiable et solide », affirme-t-il.
Aujourd'hui, le temps a fait son œuvre et la lassitude semble gagner l'épicier. « La dekkéné est une prison, mais je n'arrive pas à la quitter. Je l'ai fréquentée pendant de trop longues années », lâche-t-il avec le ton qu'on emploie pour parler d'une femme vieillissante avec qui on reste un peu par habitude, mais par amour aussi.
Puis d'un ton qui se fait plus léger, il lance mi-figue, mi-raisin : « J'ai toujours répété que (Samir) Geagea sortirait avant moi de prison. Et c'est ce qui s'est passé ! » s'exclame-t-il dans un éclat de rire.

« Tiens, voici 5 000 livres, descends à la dekkéné chercher de l'eau et du pain pour le repas », demande la grand-mère pressée, égrenant sur la table les plats fumants, tout en tendant un billet à son petit-fils. Le voici qui dévale les escaliers, entre dans la petite épicerie comme on entrerait chez soi, sans retenir ses pas. Il ressort quelques secondes plus tard, lançant un...

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Pas de Président Pas de gouvernement digne de ce nom pour mettre en place une vraie politique de petit commerce de quartier indispensable pour créer des emplois supplémentaires Le Liban est vraiment dans une situation de déflagration, d'un côté le Hezbollah et son "grand chef" qui agit en état dans l'état libanais, de l'autre des chefs de famille qui cherchent à prendre le pouvoir qu'ils n'auront jamais tant que le Hezbollah existera comme unité militaire, de l'autre un président d'assemblée qui se torture les méninges pour organiser des réunions ou commissions dans l'unique objectif, d'assurer son fauteuil depuis des dizaines d'années Pourtant le petit commerce de quartier permet d'entretenir la convivialité entre voisins et pourquoi pas , chaque année, organiser une fête des voisins ou chacun apporte sa victuaille

FAKHOURI

15 h 26, le 16 août 2016

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Commentaires (3)

  • Pas de Président Pas de gouvernement digne de ce nom pour mettre en place une vraie politique de petit commerce de quartier indispensable pour créer des emplois supplémentaires Le Liban est vraiment dans une situation de déflagration, d'un côté le Hezbollah et son "grand chef" qui agit en état dans l'état libanais, de l'autre des chefs de famille qui cherchent à prendre le pouvoir qu'ils n'auront jamais tant que le Hezbollah existera comme unité militaire, de l'autre un président d'assemblée qui se torture les méninges pour organiser des réunions ou commissions dans l'unique objectif, d'assurer son fauteuil depuis des dizaines d'années Pourtant le petit commerce de quartier permet d'entretenir la convivialité entre voisins et pourquoi pas , chaque année, organiser une fête des voisins ou chacun apporte sa victuaille

    FAKHOURI

    15 h 26, le 16 août 2016

  • De l'eau et du pain avec un billet de 5000 livres... En 1973, le kilo de pain à 50 piastres, l'eau du robinet, la boite de Chiklet's à 5p, la grande boite à 25p, la cornée de glace à 15p, le biscuit de glace à 25p, le bidon de 20 litres d'essence à 725p, La boite de cartouches à 275p, la bouteille de vin Ksara à 125p, la bouteille Tourelle à 115p. le journal L'Orient à 25p, Le Jour à 15p, le taxi à 200p, le salaire minimum 125 livres, le sandwich falafel à 25p, le sandwich de luxe à 35p, la kaaki b'semsom à 15p, la kaaki de luxe rue Allemby à 25p. la bosta Jounieh-Beyrouth à 25p, en voiture à 75p, la bosta Ahdab Beyrouth-Tripoli à 100p. etc...

    Un Libanais

    18 h 51, le 15 août 2016

  • ALLA ALLA ALA HIDIK EL AÏYAM.

    Gebran Eid

    18 h 30, le 15 août 2016

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