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Liban - Livres

Béchara el-Khoury, ou « l’aptitude à la souveraineté »

Les Mémoires de l’ancien président de la République, qui viennent de paraître en français, relatent une saga politique couvrant plus de soixante ans.

L’un des pères de l’indépendance.

C’était une lacune qu’il eût fallu combler depuis longtemps. Maintenant, c’est chose faite : les Mémoires(1) de Béchara el-Khoury, le premier président du Liban indépendant, viennent de paraître en français. Né dans la tourmente et les contradictions d’une région dont les soubresauts ne cessent de remettre en question la géographie politique, le Liban a réussi, paradoxalement, à « prouver sa durée en durant », selon une formule de Georges Naccache. De la période de l’émirat en passant par celle des deux caïmacamats, puis de la Moutassarifiya jusqu’à la constitution du Grand Liban, puis de la proclamation de la République libanaise, comment s’est construit ce pays, par quelles phases est-il passé et quelle formule ses pères fondateurs ont-il cru avoir trouvée pour lui garantir stabilité et pérennité ?
L’intérêt que présentent les Mémoires de l’ancien président de la République réside, précisément, dans le fait que c’est un homme qui occupait les postes de décision au plus haut niveau qui fournit ses réponses à ces questions. Le récit que l’on a sous les yeux n’est pas celui d’un chercheur s’efforçant de reconstituer le passé à partir d’une vision sèche découlant d’archives poussiéreuses, mais celui d’un homme tout à la fois acteur et témoin d’une saga politique couvrant plus de soixante ans. C’est ainsi, par exemple, que resurgit la vie politique au temps de la Moutassarifiya (1861-1915), avec son rythme et ses mœurs quelque peu folkloriques et surannés, mais qui a l’avantage considérable d’apporter à la population la sécurité, la stabilité et un début de prospérité après les troubles qui avaient ensanglanté le Mont-Liban au cours des décennies précédentes.

L’éveil national
Non moins intéressante dans ces Mémoires est l’époque de la Première Guerre mondiale et du mandat de la France au Liban. En protagoniste des événements, B. el-Khoury en décrit le déroulement en les inscrivant dans le cadre du lent processus de l’éveil national qui conduira, bien des années plus tard, à la naissance, puis au succès, du mouvement, animé par le Destour, en faveur de l’indépendance nationale. Il illustre son récit des portraits de toute une galerie de personnages : Charles de Gaulle, Edward Spears, Georges Catroux, le roi Abdallah Ier de Jordanie, le régent d’Irak, l’émir Abdul Ilah, le roi Farouk d’Égypte, les hauts-commissaires Henri Eugène Gouraud, Maxime Weygand, Maurice Sarrail, Henri de Jouvenel, Henri Ponsot, Damien de Martel, Gabriel Puaux, Henri Dentz, Jean Helleu et, parmi les vedettes de la scène politique locale, Émile Eddé, Habib el-Saad, cheikh Mohamed el-Jisr, Abdul Hamid Karamé, Riad el-Solh, Sami el-Solh, Charles Debbas, Ayoub Tabet, Petro Trad, Habib Abouchahla, Kamal Joumblatt, Camille Chamoun, Michel Zaccour, etc.
Appartenant à une famille de vieille souche maronite dont le foyer se trouvait au Mont-Liban, Béchara el-Khoury fait le pari fou, dès avant le démantèlement de l’Empire ottoman, de mener le combat politique de l’indépendance et de la souveraineté du Liban. Et son combat sera une sorte de révolution tranquille. Il fallait la foi inébranlable qui déplace les montagnes, l’ambition qui transforme une vie en destin, une force de caractère peu commune et une grande habilité politique pour tenir la gageure de faire accéder le Liban à une émancipation totale malgré les visées sur le pays des puissances occidentales et/ou régionales, ainsi que les éléments antinomiques et les antagonismes confessionnels de la société libanaise.
« On pourrait dire qu’il avait une aptitude à la souveraineté », écrira encore Georges Naccache dans l’hommage posthume qu’il rendra à l’homme du 22 Novembre, dont, pourtant, il avait été l’un des plus acharnés détracteurs durant les années où ce dernier avait gouverné le pays.

L’ouverture sur l’environnement arabe
Comprenant qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale un nouvel ordre international sera mis en place (p. 66), Béchara el-Khoury milite en faveur de la constitution d’un Liban libre, patrie définitive dans des frontières élargies (par rapport à celles de la Moutassarifiya, c’est-à-dire du Mont-Liban qui jouissait depuis 1861 d’un statut d’autonomie). Contrairement à beaucoup de ses compatriotes, il n’a pas de complexe identitaire. À ses yeux, le Liban doit être une patrie définitive, indépendante et souveraine, tout en entretenant avec son environnement arabe la coopération la plus poussée (p. 161). Dans son esprit, seule cette option de rapports sincères et fructueux avec les États arabes peut apporter au Liban la garantie de son indépendance et de sa pérennité, sur le plan régional, et de la stabilité et de la concorde, sur le plan intérieur. Il considère illusoire de croire à l’efficacité de la protection d’une puissance occidentale (pp. 48, 67).
Instruit par la fin tragique des émirs Fakhreddine II Maan et Béchir II Chéhab, qui s’étaient laissé manipuler par des puissances étrangères, il se méfie de la duplicité des grands États et est réfractaire à la politique des axes.
Cette conception reposant sur un savant équilibre sur le double plan domestique et étranger, destiné à éviter au pays des querelles intestines, devait se révéler celle d’un visionnaire et d’un sage quand, à partir de 1956 et de la crise de Suez, et après que Béchara el-Khoury eut quitté le pouvoir, la classe politique locale, suivie de sa clientèle, se divise en deux fractions, l’une favorable à l’Occident en conflit avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser, l’autre souhaitant emboîter le pas au maître du Caire. Près d’un quart de siècle plus tard, les divergences sur la présence armée palestinienne au Liban auront des conséquences bien plus graves et conduiront à quinze années de guerre civile et à une double occupation militaire du pays, d’abord syrienne puis israélienne.

La rivalité avec
Émile Eddé
À l’époque du Mandat, la vie politique est dominée par la rivalité opposant Émile Eddé à Béchara el-Khoury. À l’élection présidentielle de 1936, Eddé est élu par 14 voix contre 11 à B. el-Khoury (13 contre 12 au premier tour). En 1943, à l’issue d’une bataille électorale haletante et pleine de rebondissements, où l’on voit le haut-commissaire Helleu et l’ambassadeur de Grande-Bretagne Edward Spears jouer les premiers rôles, Béchara el-Khoury est élu à la tête de l’État par 44 voix (la Chambre comptait 55 députés : trois déposèrent des bulletins blancs et huit étaient absents).
L’heure de vérité était venue pour lui. Il lui fallait accorder ses actes à ses idées ou faillir aux engagements qu’il avait pris auprès du pays. En tandem avec le sunnite Riad el-Solh, avec lequel il avait déjà conclu le fameux Pacte national, il ose défier les autorités françaises qui, en dernier ressort, détenaient le pouvoir effectif dans un pays occupé par leur armée. Ce sera les fameuses journées de novembre, au cours desquelles le gouvernement dirigé par Solh élabore un projet de loi affranchissant la Constitution de toutes les contraintes imposées par le Mandat. Le Parlement emboîte le pas à l’exécutif et vote à l’unanimité le texte gouvernemental.
Les autorités mandataires réagissent dans le plus pur esprit colonial. Béchara el-Khoury, Riad el-Solh, des membres du gouvernement et le leader tripolitain Abdul Hamid Karamé sont arrêtés et détenus à la citadelle de Rachaya. Des pressions sont exercées sur le président afin qu’il se désolidarise de Solh et du gouvernement, mais il tient bon. Et les Français, sous la pression du pays en ébullition, des Britanniques et de leurs menaces d’intervention militaire, doivent céder. B. el-Khoury, Solh et leurs compagnons sont libérés et regagneront Beyrouth dans un climat d’apothéose.
La suite sera moins aventureuse, mais non moins importante du point de vue de l’histoire, puisqu’elle achèvera de consacrer l’indépendance nationale dans les faits et les textes, avec l’évacuation de toutes les armées étrangères qui occupaient le Liban, la signature avec la France d’une convention monétaire qui mettra la livre libanaise à l’abri des dévaluations successives du franc et de la livre sterling, la mise en œuvre d’une politique économique et financière basée sur le libre-échange, qui apportera au pays un début de prospérité, la participation du Liban à la fondation de l’Organisation de la Ligue arabe et de l’Organisation des Nations unies, etc.

Renouvellement
du sexennat
 Béchara el-Khoury eût pu se retirer, le 21 septembre 1949, au terme de son mandat. Mais, explique-t-il (p. 423), la reconduction de son sexennat avait trouvé « un appui (...) au Parlement et en dehors du Parlement ». Et il ajoute que « deux facteurs ont contribué à hâter » le renouvellement de sa magistrature, « la reconduction un an avant son terme du mandat de Kouatly (Chucri Kouatly, président de la République syrienne) et la guerre de Palestine. »
Toujours est-il que la décision de la Chambre des députés de garder au pouvoir six ans de plus le chef de l’État a été prise par une Assemblée élue, un an auparavant, à l’issue d’un scrutin resté dans l’histoire comme le plus controversé parce qu’il a donné lieu à des opérations frauduleuses avérées. Au cours de son second mandat, B. el-Khoury se heurte progressivement à des difficultés sur le double plan intérieur et extérieur.
Une opposition pugnace qui s’articule autour de Camille Chamoun, Kamal Joumblatt et Abdul Hamid Karamé exploite la moindre occasion pour gagner en popularité et s’attaquer à la personne même du président de la République. Chamoun est un bretteur de première force, habile à saisir la moindre faiblesse chez l’adversaire pour marquer des points et gagner du terrain. Surtout, il a soif du pouvoir, lui qui, en 1943, fut à deux doigts d’être porté à la tête de la République. Kamal Joumblatt, fondateur et chef du Parti socialiste progressiste, est un visionnaire idéaliste, alliant l’esprit contestataire et frondeur à une volonté inflexible d’instituer un nouvel ordre politique, économique et social au Liban, un ordre fondé non sur un compromis qui fige l’histoire, mais sur une dynamique de progrès au service des peuples asservis par l’impérialisme ou par leurs propres dirigeants.
Dès le début de 1952, une série de grèves dans le pays souligne l’impuissance du gouvernement à répondre à l’attente populaire ou à neutraliser l’opposition. De plus, l’assassinat à Amman, le 16 juillet 1951, de Riad el-Solh, le grand et charismatique leader musulman, héros lui aussi des journées de novembre 1943 et le seul qui eût pu empêcher la rue sunnite de se dresser contre le chef de l’État, avait affaibli et isolé ce dernier.
Aux problèmes intérieurs auxquels se heurte Béchara el-Khoury viennent s’ajouter les retombées de la piteuse conduite de la guerre de Palestine par les Arabes. Elles portent un sérieux coup au prestige de tous leurs dirigeants. En Syrie, quatre coups d’État militaires sont exécutés de 1949 à 1951. En Égypte, le roi Farouk est renversé en juillet 1952, quelques semaines avant la démission de B. el-Khoury, par un putsch mené par le Mouvement des Officiers libres.

L’hostilité des USA et de la Grande-Bretagne
 En butte à de sérieuses difficultés dans ses rapports avec les États-Unis et la Grande-Bretagne en raison de son hostilité à embrigader le Liban dans leurs plans militaires de défense du Moyen-Orient face au bloc soviétique, Béchara el-Khoury se heurte, en outre, à des obstacles majeurs sur le plan intérieur. En septembre 1952, il doit faire face à une grève générale qui paralyse le pays. Il fait face également à de grosses difficultés pour former un gouvernement. Plusieurs présidentiables sunnites décident, dans un but d’obstruction, de lui tourner le dos. Le climat en cet été brûlant est proche de l’insurrection. Alors, pour éviter tout risque d’effusion de sang et sortir le pays de l’impasse (p. 656), le chef de l’État, bien que disposant toujours de l’appui d’une soixantaine de députés sur les 77 que comptait la Chambre, se résout à démissionner.
Le paradoxe dans la vie politique de Béchara el-Khoury réside dans le fait que l’artisan du Pacte national, l’homme qui avait combattu le Mandat, parié sur le ralliement de l’islam libanais aux frontières de 1920 et s’était toujours refusé à envisager une quelconque garantie occidentale à la pérennité et à la sécurité du Liban ait dû en définitive renoncer au pouvoir, entre autres raisons, parce qu’il ne trouvait plus de leader sunnite disposé à collaborer avec lui.

La formule de 1943
 En refermant la dernière page des Mémoires, on s’aperçoit, en plus de l’intérêt qu’ils présentent sur le plan historique et politique, qu’ils posent implicitement, et sans peut-être que l’auteur l’ait voulu, la question, irrésolue jusqu’à présent, de la pertinence de la formule de 1943. Basée sur la fameuse double négation stigmatisée autrefois par Georges Naccache dans un article resté célèbre, consistant pour les chrétiens à renoncer à toute protection occidentale et, pour les musulmans, à toute union arabe, elle n’a pas empêché les crises sanglantes qui ont régulièrement paralysé ou endeuillé le pays. Elle n’a pas empêché non plus plusieurs des successeurs de l’homme du 22 Novembre d’être confrontés, comme lui, au refus de présidentiables sunnites de coopérer à la formation d’un gouvernement.
C’est que le « ni-ni » de 1943 était, comme l’a expliqué un jour Fouad Boutros, un triangle incomplet, un faux triangle. Le double « non » (à l’Occident et à l’Orient) ne formait que les deux côtés d’un triangle, un consensus négatif. Il fallait un troisième côté, une entente, un « oui » qui fût une affirmation positive traçant le troisième côté, complétant le triangle et réglant une fois pour toutes le problème identitaire des Libanais. Un « oui » concernant le seul Liban qui soit un vade-mecum et permette au pays et à ses dirigeants d’éviter la cassure et la paralysie par les temps d’orage.
Cette lacune est plus que jamais évidente et peut-être faudrait-il inscrire sur le fronton du Sérail la règle que Platon avait fait graver jadis à l’entrée de son Académie : Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre !

(1) « Béchara el-Khoury, récit d’un destin national », les éditions L’Orient-Le Jour, 704 p., adaptation en français légèrement condensée des trois volumes du texte arabe d’origine. Dédicace et signature au Salon du livre francophone (BIEL), au stand de « L’Orient-Le Jour », samedi 27 octobre à partir de 16 heures.
C’était une lacune qu’il eût fallu combler depuis longtemps. Maintenant, c’est chose faite : les Mémoires(1) de Béchara el-Khoury, le premier président du Liban indépendant, viennent de paraître en français. Né dans la tourmente et les contradictions d’une région dont les soubresauts ne cessent de remettre en question la géographie politique, le Liban a réussi,...

commentaires (1)

Quelle béatification...le même avait mis au point un système de corruption et de pillage du pays tout à fait au point,au plus grand profit de sa famille et de ses proches ...fallait pas le dire?ah bon?!

GEDEON Christian

12 h 54, le 25 octobre 2012

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Commentaires (1)

  • Quelle béatification...le même avait mis au point un système de corruption et de pillage du pays tout à fait au point,au plus grand profit de sa famille et de ses proches ...fallait pas le dire?ah bon?!

    GEDEON Christian

    12 h 54, le 25 octobre 2012

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