Rechercher
Rechercher

Culture - Festival du printemps de Beyrouth

« Seuls » de Wajdi Mouawad, ou la métaphore pour une renaissance

Auteur, metteur en scène et acteur, Wajdi Mouawad seul sous les projecteurs du Monnot. Singulier pluriel pour « Seuls », fascinantes confidence, confrontation et communion avec le public libanais. Magistral et puissant.

Wajdi Mouawad bouscule les conventions et parle en termes ludiques, graves et métaphoriques de toute destinée humaine... Photo Thibaut Baron

Des récits qui bouleversent, une langue à la poésie impérieuse, une mise en scène imposante par la simplicité du geste et la gravité du vocable. Wajdi Mouawad, avec son cycle de pièce allant d’une grande fresque à un monologue bicéphale poignant, en passant par un captivant solo, a donné un tonique et éclatant coup de fouet au théâtre à Beyrouth.
Malgré une activité fébrile et relativement bouillonnante, un théâtre annoncé pour souffrant et moribond vu que le public, un peu las et boudeur, deserte souvent ses salles... Et voilà qu’avec Wajdi Mouawad, grâce à l’initiative de la Fondation Samir Kassir, ce même public, brusquement parfaitement vivant et insatiable, se rue littéralement pour ses levers de rideaux guettés comme des événements capitaux et régénérateurs. Et offre ainsi à l’enfant prodige du pays un accueil triomphal et piaffant.
Décor austère presque monacal. Une chambre d’étudiant. Un lit, une table encombrée de boîtes, une fenêtre avec stores, un téléphone à moitié détraqué, un laptop... Et surgit Wajdi Mouawad dans le plus simple appareil, boxer noir en stretch sur un corps blanc.


Debout, sans détour, dans sa nudité décontractée, il saisit l’auditoire par le collet et l’interpelle. Un jeune homme qui se prépare à soutenir une thèse sur Robert Lepage. Par le même biais, hommage à un artiste canadien que le public devrait davantage découvrir. Et sur un tempo mi-narquois, mi-sérieux s’enclenchent les petites et grandes obsessions de Mouawad. Avec l’enfance, les tiraillements culturels et éducationnels avec un père autoritaire et bourru, les problèmes identitaires, les stigmates de la guerre, le rapport avec la langue arabe, l’exil.
Tout cela est débité sur un ton ludique, amusant, drôle. Dans de petites phrases acides, faussement innocentes, ironiques. Des flèches qui vont droit au cœur du public libanais, tout comme ce jeune homme agité entre ses mots, ses répliques, sa famille (le père, la sœur, la mère absente), la préoccupation pour son avenir, son corps-à-corps pour apprendre une langue étrangère et abandonner la sienne, ses souvenirs de galopin dans un jardin derrière la maison, son lointain désir de peindre... Tout cela a viré de chemin à cause du fracas de la guerre et de l’exode.

Une pièce iconoclaste
Et brusquement, au milieu de la trame d’une histoire menée tambour battant (avec quand même un démarrage lent, mais il faut toujours épouser la narration ample de Mouawad!), à peine entré dans l’univers de cet étudiant affairé qui visite avec un humour noir son père subitement comateux à l’hôpital, arrive un coup de théâtre. Soudain tout bascule dans la surprise et l’horreur.
Ce que l’on croyait jeu, fantasme et illusion aux premières scènes se transforme en triste réalité imaginaire... Le comateux c’est lui, Harwan, qui narre ses mésaventures et non son père... Tout se passe dans son imaginaire accidentellement dérangé et il ne sortira de ce pénible tunnel qu’aveugle.
Alors là, voilà une crise démentielle qui prend des allures et des dimensions impressionnantes. Tel Œdipe, il se crève les yeux. Il s’émascule, avec sang qui gicle à profusion... Pots de peinture renversés, couleurs qui éclaboussent murs, corps nu et panneaux déployés comme les voiles de trirèmes fuyant dans le large sous les vents, pour cette renaissance, reniement et oubli du présent, du passé.
Dans cette gestuelle de folie et d’hystérie, irrépressible et fulgurante se dessinent, telle la mue d’une chrysalide, les premières lignes d’une métamorphose. Libération, allégorie et métaphore flamboyantes pour l’être qu’on a perdu en route, pour celui qu’on aurait pu être, devenir.
Dans un cafouillis et «dripping» sublime de couleurs jetés en une vertigineuse éclaboussure, comme une toile de Mathieu, comme une tourmente et une distorsion baconiennes, la renaissance est au bout d’images et de mélanges incohérents. Images et mélanges pourtant si vrais, si présents, si obsédants, si entêtés dans leur fixation, leur cristallisation.
Une pièce iconoclaste qui bouscule les conventions et parle en termes ludiques, graves et métaphoriques de toute destinée humaine menacée par l’anarchie, la mouvance, le vide et le chaos. Mouawad la ramène ici dans son cadre et giron libanais. Originel. Cette rencontre et ce croisement lui donnent encore plus de vigueur, plus d’épaisseur, plus de réalisme.
Beyrouth a vécu dans la ferveur et l’éblouissement ce texte dense et touché par la grâce de la poésie, d’une sidérante nostalgie et d’un certain humour.
Acteur, Wajdi Mouawad l’est à part entière. Sans sophistication ni emphase. Et sa communion avec son public d’origine a quelque chose de plus que touchant, de plus qu’émouvant. Jubilatoire, délirant, fusionnel. Surtout de la part du public. Mais du côté de l’acteur aussi. Cela se lisait sur son visage rayonnant quand il était littéralement noyé sous les applaudissements frénétiques et les trombes des «standings ovations».

La force des vocables
La mise en scène est d’un brio savoureux, quoique le mot-clé reste la simplicité. Une mise en scène astucieuse, avec des trouvailles scéniques ébouriffantes. Un début d’une banalité à toute épreuve pour un homme en boxer qui tourne en rond dans sa chambre, entre chansons de Feyrouz et Abdel Wahab, petites activités pour préparer un voyage et voix familiales au téléphone pour des conversations aux confins de la pluie et du beau temps, avec de petites querelles paternelles pour une tutelle qui se prolonge.
Reste ce texte (une polyphonie soutenue par la musique, les projections de films –Tarkovski –, les photographies et les éclairages, tous partenaires effectifs dans ce spectacle, d’où la désignation de “Seuls” au pluriel!) aux vocables séduisants et corsés.
Des vocables usant avec doigté, subtilité et brio des sentiments humains et de leurs nuances. Mêlant «faire chier», poésie douce, naïveté enfantine et humour pince-sans-rire. Graduellement, la force de ces vocables s’intensifie pour un éclatement final surprenant. C’est l’art d’ourdir une trame. Comme un bon thriller adroitement dosé en suspense et mystère.
Peinturluré de la tête aux pieds, des racines des cheveux jusqu’au bout des ongles, souriant et fatigué, car c’est une performance que de tenir tête seul, deux heures durant, à une salle comble électrisée, Wajdi Mouawad tire sa révérence, en toute modestie, humilité et paix, aux gens de son pays d’origine, quintessence de son inspiration.
Rentré comme un sioux colorié dans la reproduction de la toile de Rembrandt, Le retour de l’enfant prodigue, déchirée avec un couteau de cuisine, Wajdi Mouawad, qui a raconté une parabole sur une traversée humaine, fixe, interrogateur, avec malice, le public. Un public qui déjà l’ovationne. L’aventure est loin d’être terminée. Que pense-t-il? Malin qui le dira. Mais en conclusion, on se plaît à citer cette phrase de Jean-Pierre Piemme: «La pensée va toujours droit, mais la vie souvent se brise et va là où nul ne l’attendait.»

 

Pour mémoire

« Incendies » enflamme Beyrouth

 

Mots (maux) de guerre et d’amour de Wajdi Mouawad

 

La généalogie de la violence selon Wajdi Mouawad

 

Des récits qui bouleversent, une langue à la poésie impérieuse, une mise en scène imposante par la simplicité du geste et la gravité du vocable. Wajdi Mouawad, avec son cycle de pièce allant d’une grande fresque à un monologue bicéphale poignant, en passant par un captivant solo, a donné un tonique et éclatant coup de fouet au théâtre à Beyrouth. Malgré une activité fébrile et...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut