Rechercher
Rechercher

La contestation régionale ne va pas entraîner de grand remaniement géopolitique, mais des ajustements - Analyse

La contestation régionale ne va pas entraîner de grand remaniement géopolitique, mais des ajustements

Paul Salem, directeur du Carnegie Middle East Center, revient pour « L'Orient-Le Jour » sur les implications géopolitiques du mouvement de contestation qui balaie le Maghreb et le Moyen-Orient.

La vague de contestation qui traverse le Moyen-Orient représente de nouveaux enjeux, pose de nouvelles questions et devrait entraîner des ajustements, pour tous les leaders régionaux et acteurs de la politique régionale, qu’il s’agisse de l’Américain Barack Obama, du Turc Recep Tayyip Erdogan, du monarque saoudien, du président Ahmadinejad ou encore du Premier ministre Benjamin Netanyahu. Photos Tim Sloan/AFP ; Adem Altan/AFP ; Hassan Ammar/AFP ; Raheb Homavandi/Reuters ; Baz Ratner/Reuters

Q - Depuis le début du mouvement de révolte dans le monde arabe, il est souvent question du « modèle turc » à base d'islam politique et de démocratie, d'économie libérale et de pluralisme. Un modèle qui séduirait à travers la région. La Turquie peut-elle être un modèle pour la région?
R - Oui et non. La vraie question pour l'Égypte aujourd'hui est de savoir si elle peut gérer la transition comme la Turquie l'a fait, comme l'Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande l'ont fait. Tant de pays sont passés d'une dictature militaire à la démocratie. La Turquie est un exemple. La Turquie est intéressante pour deux choses. D'une part, le Conseil de sécurité nationale (un organe constitué de civils et de militaires), une institution intéressante qui aide à gérer les relations entre l'armée et les civils. D'autre part, le parti AKP qui est allé au- delà du simple mouvement islamique pour devenir un parti politique conservateur. Les Frères musulmans en Égypte et le mouvement Ennahda en Tunisie suivront-ils cette direction? Je dirais que oui, ils vont dans cette direction. Mais avec leur histoire, leur culture et leur expérience spécifiques, donc ils créeront leur propre modèle. La Turquie n'est pas tant un modèle qu'un exemple. Un exemple duquel des leçons peuvent être tirées.
Pendant la révolte égyptienne, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a néanmoins appelé directement au départ de Hosni Moubarak. Ce départ a affaibli l'Égypte et l'Arabie saoudite. Par ricochet, la Turquie ne pourrait-elle pas s'en trouver renforcée dans la région ?
L'Égypte ne va pas ressembler à l'Iran, l'Égypte ne va pas ressembler non plus à l'ancienne Égypte de Moubarak. Si l'Égypte devient plus démocratique, elle ressemblera un peu plus à la Turquie. Mais ceci ne signifiera pas que la Turquie a plus d'influence sur l'Égypte ou dans la région. Ceci signifiera seulement que les valeurs modérées, nationalistes et démocratiques ont plus d'influence au Moyen-Orient.

Les Saoudiens ont été agacés par le soutien américain à la contestation en Égypte. Dans cette crise, Riyad a également perdu un allié de poids avec la chute de Moubarak. Quel est l'impact du mouvement de contestation sur le rôle régional de l'Arabie saoudite ?
L'Arabie est perturbée par deux choses. La première est la perte d'un allié, en la personne de Moubarak. La seconde est simplement l'exemple de peuples se révoltant contre leur gouvernement. Un exemple que Riyad n'aime pas voir se propager. Or il se propage déjà à Bahreïn, au Yémen. Et il aura probablement un impact dans les provinces orientales saoudiennes (régions riches en pétrole et où la population est majoritairement chiite, NDLR).
Par ailleurs, Riyad s'inquiète du fait que l'Iran puisse accroître son influence. On le voit à Bahreïn, où les Saoudiens soupçonnent les Iraniens d'encourager la communauté chiite à se révolter.
Quid de l'Iran justement ? Si la chute de Moubarak est plutôt une bonne nouvelle pour Téhéran, le régime doit toutefois faire face au réveil de l'opposition qui a manifesté lundi dernier à Téhéran et tentait à nouveau, hier, de descendre dans la rue...
L'Iran avait déjà un gros problème avant la révolte égyptienne. Depuis 2009 (et la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad, NDLR), le régime vit une crise très sérieuse qu'il n'a pu résoudre. La révolte égyptienne a réactivé cette crise et je pense qu'elle va s'intensifier. Comment tout cela va finir, je ne sais pas.
Le leadership iranien est très divisé, les gardiens de la révolution islamique sont divisés. D'ailleurs, le pouvoir n'a pas envoyé les gardiens de la révolution face à l'opposition, mais les bassidji. Le pouvoir a peur que les gardiens prennent une position similaire à l'armée égyptienne (qui a refusé de lancer l'assaut contre les manifestants, NDLR). L'Iran a donc beaucoup de problèmes et est content que des alliés des États-Unis tombent. Téhéran essaie de voir comment bénéficier de cela. Mais le bénéfice n'est pas direct car les pays ne passent pas directement d'une alliance avec les États-Unis à une alliance avec l'Iran.

Israël aussi a perdu un allié avec Moubarak. La Jordanie, autre pays frontalier, est aussi le théâtre de tensions. La Jordanie où les islamistes négocient avec le gouvernement. Israël est-il affaibli par le mouvement de contestation régional et ce mouvement représente-t-il une opportunité pour les Américains d'accroître la pression sur Israël dans le cadre d'une éventuelle reprise des négociations avec les Palestiniens ?
« Israël est très nerveux et assurément dans une position plus faible. Ceci dit, le moment n'est pas venu d'accroître la pression sur Israël car nous sommes dans une période de transition. On ne connaît pas encore le visage du prochain gouvernement égyptien, la Jordanie va elle aussi probablement avoir un nouveau gouvernement, et les Palestiniens sont appelés aux urnes. Aujourd'hui, il s'agit seulement de s'assurer qu'aucune guerre n'éclate. Quand les transitions seront passées, alors viendra le temps de s'asseoir, d'envisager la situation et de travailler à partir de cela.

Washington n'a eu de cesse, ces dernières années, d'appeler à la démocratisation du Moyen-Orient tout en soutenant des dictateurs. Aujourd'hui, Washington voit des peuples faire tomber les dictateurs, quand les États-unis ont fait tomber Saddam Hussein par une invasion militaire. Quelles sont les leçons des mouvements actuels pour Washington ?
Le fait est que les dictateurs étaient là. Oui, les États-Unis se sont alliés avec eux. Mais ces dictateurs étaient et sont une production arabe, ils n'ont pas été imposés de l'étranger. Maintenant, si le monde arabe produit autre chose, Washington et Bruxelles traiteront avec cette autre chose. Aussi longtemps qu'un pays n'est ni islamiste radical, ni taliban, ni l'Iran, les grandes puissances traiteront avec lui.
En ce qui concerne le processus de démocratisation, les États-Unis sont en train d'observer ce qui se passe et de réaliser que les révolutions en ce moment dans la région sont plutôt laïques, prodémocratie et pas particulièrement antioccidentales. Et ceci est un grand soulagement pour les États-Unis et l'Europe qui pensaient, à partir de l'exemple palestinien, que si des élections étaient tenues, les islamistes en sortiraient victorieux.
En ce qui concerne les intérêts particuliers des États-Unis, ils sont doubles : Israël et la sécurité du Golfe. En ce qui concerne Israël, aussi longtemps que l'Égypte maintient son traité de pays avec Israël, et les indicateurs pointent dans cette direction, les États-Unis n'ont pas de problème majeur. En ce qui concerne la sécurité du Golfe, Bahreïn est une source d'inquiétude, mais Bahreïn est une source d'inquiétude depuis des années et Bahreïn n'est pas le poids lourd dans la région. Le poids lourd, c'est l'Arabie saoudite. Et l'Arabie va survivre. Les Américains sont en outre en Irak. Donc la sécurité du Golfe est OK.
En ce qui concerne l'Iran, qui traverse une crise profonde, les Américains sont impatients de voir quelles seront les répercussions des événements régionaux sur la République islamique.

Ce mouvement de révolte va-t-il entraîner un bouleversement majeur dans les équilibres géopolitiques régionaux ?
Non, il ne va pas y avoir de grand remaniement. La structure globale du pouvoir est ce qu'elle est. Les États-Unis sont très puissants, l'Europe a du pouvoir et de l'influence, au moins d'un point de vue financier, sur l'Afrique du Nord. Ceux qui veulent être les alliés de l'Iran, le sont déjà. La Russie et la Chine seront peut-être des puissances majeures dans 20 ou 30 ans, mais pas maintenant. Le monde est ce qu'il est.
Par ailleurs, les pays comme la Tunisie ou l'Égypte vont toujours chercher à établir des relations avec les grands acteurs. Pas de grand remaniement donc, et ce d'autant plus que les révolutions actuelles ne sont pas idéologiques. Ce n'est pas comme si le Parti communiste avait pris le pouvoir quelque part et qu'il avait décidé de rompre les relations avec certains pays pour des raisons idéologiques. Les révolutions actuelles appellent à plus de liberté et de participation, et elles vont essayer d'arriver à cela en établissant des relations extérieures et économiques d'une manière qui devrait être pragmatique.
Le seul ajustement que je vois est que les nouveaux dirigeants seront moins facilement dépendants de l'Occident, ils seront un peu plus « turcs », un peu plus indépendants et prendront un peu plus en considération les opinions publiques.

Les dictateurs de la région se sont souvent posés en rempart contre l'islamisme. Or les mouvements islamistes, aujourd'hui du moins, font plutôt profil bas en Égypte et en Tunisie. La « menace » islamiste était-elle dès lors fondée ?
La grande leçon de ces révolutions est que l'islamisme radical ne va pas balayer la région. Nous avons vu deux révolutions, et nous n'avons rien vu de tel. En ce qui concerne la menace brandie d'un islam radical qui serait en embuscade, cette menace était peut-être vraie jusqu'au moment où les peuples se sont levés. En tant que mouvement, il n'y a pas de doute sur le fait que le mouvement islamiste est le mouvement le plus fort, aussi longtemps que les peuples ne bougent pas de manière spontanée. À partir du moment où le peuple a bougé, ce qui n'était pas vraiment arrivé depuis des centaines d'années, il est devenu clair que le peuple est plus fort que ce mouvement islamiste, que le peuple est plus pluraliste, plus inclusif, moins radical, et que ses revendication sont la liberté politique et le développement économique. Quand le peuple a parlé, il n'a pas tenu le langage de l'islam radical, mais celui du citoyen.
Q - Depuis le début du mouvement de révolte dans le monde arabe, il est souvent question du « modèle turc » à base d'islam politique et de démocratie, d'économie libérale et de pluralisme. Un modèle qui séduirait à travers la région. La Turquie peut-elle être un modèle pour la région?R - Oui et non. La vraie question pour l'Égypte aujourd'hui est de savoir si elle peut gérer...