« Je suis chami, au sens étroit et large (damascène et syrien). » C'est ainsi que le Dr Samir Aïta se définit, précisant que sa double fierté est, d'une part, le fait que nul ne devine son appartenance confessionnelle et, d'autre part, qu'en dépit du fait qu'il vit depuis 1972 en France, il est considéré comme « un opposant de l'intérieur ». Il participe d'ailleurs au colloque organisé par l'Université Saint-Esprit de Kaslik (Usek) sur les minorités par une conférence dont le titre en dit long sur ses convictions : « Une guerre sectaire sans confessions ».
C'est donc dans la cafétéria de l'Usek, bruyante et grouillante de jeunes, que l'entretien avec Samir Aïta s'est déroulé. Le fondateur du « Forum démocratique », qui a joué un grand rôle dans l'élaboration en 2012 d'un document destiné à unifier l'opposition syrienne et à initier un dialogue sur la base d'une plateforme politique, reconnaît que son mouvement a perdu du poids au cours des dernières années. Tout en montrant fièrement des cheveux blancs qui lui donnent une aura d'intellectuel sans le vieillir, M. Aïta précise qu'il a été combattu depuis le début par tous ceux qui ne veulent pas d'une Syrie laïque et moderne. S'il constate aujourd'hui que la situation n'est pas très encourageante, tant sur le plan de l'unification de l'opposition que sur celui des principes généraux qui devraient définir « la Nouvelle Syrie », il en rend surtout responsable le fameux « jeu des nations » qui tient rarement compte des aspirations du peuple syrien.
Il raconte ainsi que le Forum démocratique a commencé son combat démocratique dans un grand élan qui a été vite brisé par le président français François Hollande qui a préféré recevoir à l'Élysée le Conseil national syrien, le considérant comme le représentant du peuple syrien. Ce Conseil s'est toutefois effondré deux mois plus tard pour être remplacé par la Coalition nationale syrienne, qui continue selon lui à être un instrument dans le jeu des nations.
Samir Aïta déplore le fait que depuis quelques années, le sectarisme s'est aggravé en Syrie, même s'il ne s'agit pas forcément d'identités confessionnelles. Il n'y a par exemple pas de chef des alaouites en Syrie, ni de chef de la communauté druze, ou encore sunnite... Les Syriens ont, selon lui, un fort sentiment national et la révolution a été déclenchée en 2011 pour la liberté, la citoyenneté et la dignité. Toutefois, elle a été vite détournée par les interventions étrangères et par des personnalités comme cheikh el-Aarour aux activités duquel nul n'a cherché à mettre un terme.
Samir Aïta s'érige contre ceux qui disent que les chrétiens appuient Bachar el-Assad. Selon lui, s'ils le font, c'est parce que les autres n'ont pas proposé un programme ou même une alternative convaincants. Il précise aussi que dans la région, il n'y a que des minorités. « Les Damascènes ne sont-ils pas une minorité à Damas ? » lance-t-il dans un rire avant de poursuivre : « Notre identité est forgée de toutes ces cultures. Il faut donc cesser de catégoriser les gens et d'ériger des frontières entre eux. » Il confie qu'il a fait un pari avec lui-même en misant sur le fait que dans vingt ans, les gens seront moins religieux, mais il faut pour cela qu'ils parviennent à intégrer leur histoire. Il faut aussi trouver une nouvelle définition au concept d'« Arabe » qui devrait rassembler les Kurdes, les Assyriens, les Arméniens et d'autres. « C'est cela ma vision du mot "chami", pris dans son sens large. » Samir Aïta reconnaît toutefois qu'il y a de véritables risques que certaines minorités quittent la région « parce que certains pays d'Europe en sont encore à la fameuse question d'Orient, 150 ans après... »
Selon lui, Bachar el-Assad a tendu un piège à l'opposition en la poussant à devenir sectaire et communautaire. Mais elle y est tombée, à cause de ses appuis régionaux et internationaux. Il ajoute que Bachar el-Assad a dû faire le raisonnement suivant : je vais tuer le printemps arabe en Syrie et les pays de la région finiront par me remercier...
Samir Aïta se demande d'ailleurs pourquoi les pays qui affirment appuyer l'opposition syrienne n'ont pas chercher à l'unifier ? Certes, sur le plan politique, il y a d'énormes problèmes d'ego (« Les personnalités de l'opposition sont toutes des présidents en puissance », lance-t-il avec humour), mais sur le plan militaire, pourquoi tous ces pays n'ont-ils pas unifié les groupes qui se battent pour dire : voilà le bras armé de l'opposition syrienne ? Samir Aïta en arrive à la conclusion suivante : « Au fond, je crois que la plupart des pays qui appuient l'opposition syrienne ne veulent pas d'une Syrie démocratique et laïque car elle constituerait un danger pour eux. » Pourtant, il est convaincu que si la Syrie éclate et disparaît en tant que pays laïc, tous les pays à tissu social multiple seront menacés, à commencer par les États-Unis et la Russie...
Ce constat peut paraître amer, mais Samir Aïta se défend de l'être. « Ce qui compte pour moi, dit-il, c'est de pouvoir inscrire quelque chose dans l'histoire. Le Forum démocratique est le principal contributeur du Pacte national syrien élaboré en 2012. Cela me suffit. Vous savez, les idées de la Révolution française n'ont gagné que cent ans après son déclenchement. Entre-temps, il y a eu la Terreur puis l'Empire... Et ce n'est qu'en 1945 que la femme a obtenu ses droits en France. » Il s'empresse d'ajouter dans un sourire : « Heureusement, l'histoire s'est quand même accélérée. »
Au sujet du processus politique de Genève, Samir Aïta n'est pas très optimiste, estimant que l'on n'a pas encore commencé à parler des choses importantes, même si dans son dernier document, l'émissaire de l'Onu, Staffan de Mistura, s'est rapproché du document élaboré par le Forum démocratique en 2012. « Ce processus est toutefois important parce qu'il casse les murs et cherche à instaurer un climat de dialogue. »
Selon lui, la population est épuisée et souhaite la fin de la guerre. Elle est heureuse de la conclusion de la trêve et regarde avec espoir les pourparlers de Genève. Toutefois, même si un gouvernement de transition est formé, cela ne signifiera pas que la guerre sera terminée car dans bien des cas ceux qui dialoguent à Genève ne contrôlent pas le terrain en Syrie. Selon lui, le Front al-Nosra serait ainsi responsable du déclenchement des combats dans le rif d'Alep au cours des derniers jours. « Les Russes et les Américains, dit-il, ont conclu un accord et les autres pays qui ont joué un rôle en Syrie veulent un retour d'investissement... ».
Samir Aïta se demande enfin pourquoi à partir de 2014 on a cessé de compter les morts en Syrie. Il y a deux ans, on parlait d'une guerre qui a fait 250 000 morts. On avance encore le même chiffre aujourd'hui, alors que le nombre de morts a peut-être atteint 450 000, sans parler des blessés, des handicapés et des disparus. « La question que je voudrais poser est la suivante : Qu'est-ce qui mérite de payer un prix aussi élevé ? Toute une génération de jeunes Syriens n'est pas scolarisée. Ne constitue-t-elle pas une menace pour l'avenir ? Qui y pense ? »
Des questions qui résonnent dans le vide, pendant que les puissances sont empêtrées dans leurs calculs et que la Syrie continue de saigner.
commentaires (5)
En pleine "complotite" aiguë !
ANTOINE-SERGE KARAMAOUN
15 h 16, le 08 avril 2016