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Moyen Orient et Monde - Analyse

Combien d’anniversaires l’accord de Sykes-Picot fêtera-t-il encore ?

Georges Corm, économiste et historien libanais, professeur d'université auteur de nombreux ouvrages dont « Le Proche-Orient éclaté », et Henry Laurens, professeur au Collège de France, auteur notament de « La Question de Palestine », reviennent sur l'histoire des accords Sykes-Picot et la question de la pérennité des frontières près d'un siècle après.

Mark Sykes (à gauche) et François Georges-Picot.

Entre 1915 et 1920, date de l'adoption de l'accord définitif de San Remo, d'importantes tractations ont eu lieu pour le dépeçage de l'Empire ottoman et le partage unilatéral du Moyen-Orient dans un contexte de rivalités féroces entre la France et l'Angleterre. Près d'un siècle plus tard, l'apparition de l'État islamique (EI) et son extension fulgurante ont conduit nombre d'observateurs à remettre en cause des frontières qui préfigureraient la disparition des entités issues du découpage colonial de l'époque. Dans un récent ouvrage, Le piège Daech, l'État islamique ou le retour de l'histoire, Pierre-Jean Luizard analyse les ressorts historiques complexes qui éclairent l'action de ce nouvel acteur dont l'objectif déclaré est l'abolition des frontières héritées du colonialisme. Dans ses conclusions, l'auteur en vient à considérer la faillite des États en phase de décomposition. Les dynamiques conflictuelles à l'œuvre s'inscrivent-elles dans une phase transitoire qui précède l'émergence d'un nouveau Moyen-Orient ?
Une solution politique aux conflits qui secouent la région implique-t-elle la nécessaire remise en cause du tracé des frontières et des entités nationales issues de l'époque dite Sykes-Picot ?
Le Liban, La Syrie, l'Irak survivront-ils à ce nouveau Moyen-Orient ?

Le mythe Sykes-Picot
L'historien Henry Laurens revient sur le contexte et l'évolution des rapports de force qui aboutissent à la répartition des zones d'influence au Moyen-Orient, appelés à tort accords de Sykes-Picot. Selon lui, « ces accords n'ont pas existé en tant que tels, ils n'en portent pas le nom, les Anglais ont inventé cette dénomination bien plus tard pour en réduire l'importance. Rien n'était la propriété de Sykes et de Picot, l'accord n'a pas été signé par les deux intéressés, et la carte de San Remo est très différente de celles qu'ils ont élaborée ».
Henry Laurens rappelle qu'au moment des négociations du second semestre 1915, les projets politiques anglais et français étaient en opposition. Le premier visait à la constitution d'une grande Arabie sous tutelle britannique, le second celui d'une grande Syrie comme extension de la société levantine antérieure à 1914. Une lettre d'instruction est alors remise à l'Anglais Mark Sykes et au Français François Georges-Picot, chargés de délimiter la frontière entre Londres et Paris. Les négociations s'étendent sur plusieurs mois et évoluent au gré des rapports de force créés par la guerre. Elles aboutissent à un accord « conclu en mai 1916 par une série de correspondances entre l'ambassadeur de France à Londres, Paul Cambon, et le secrétaire au Foreign Office, Edward Grey. L'accord est transmis à la Russie qui donne son approbation. Il prévoit une zone sous administration directe française allant du littoral syrien jusqu'à l'Anatolie ; une administration anglaise directe de la province irakienne de Bassora et une enclave palestinienne autour de Haïfa ; les États arabes indépendants confiés aux hachémites seront partagés en deux zones d'influence et de tutelle, l'une au Nord confiée aux Français, l'autre au Sud aux Britanniques ; la Palestine sera internationalisée (condominium franco-britannique) ».

 

La carte de Sykes-Picot, 1916.

 

Le tournant Balfour
Georges Corm insiste pour sa part sur « l'importance de la correspondance du chérif Hussein avec le haut-commissaire anglais MacMahon qui promettait un royaume arabe unifié dans le Hijaz et l'ensemble syro-mésopotamien », et l'introduction du facteur sioniste à travers « la fameuse et triste déclaration de Balfour du 2 novembre 1917 qui inventait un nouveau terme en droit international de "foyer national", dit juif. En ce sens, le fameux rapport de la commission américaine King Crane envoyée par le président Wilson dans la partie syro-mésopotamienne pour conduire une enquête auprès des élites de ces contrées a eu un aspect prophétique puisqu'il prédit que la création du foyer national risquerait de déstabiliser le Moyen-Orient pendant de très longues années ». Pour Henry Laurens, la volonté anglaise de remettre en cause l'accord est directement liée à la la conquête de la Palestine en 1917. La stratégie de Londres consistera à inciter à l'expansion de la révolte arabe en Syrie. L'ensemble de ces évolutions interviennent dans un contexte de bouleversements politiques majeurs avec l'entrée en scène de la révolution russe, et l'entrée en guerre des États-Unis comme « associés » de la France et de la Grande-Bretagne contre l'Allemagne.
De fait, 1918 est une date charnière au cours de laquelle la question du pétrole devient centrale. « La France devait contrôler la région de Mossoul, où se trouvent d'importantes réserves potentielles, mais les Britanniques, eux, ont les droits de concession », note Henry Laurens. Il explique que les négociations se poursuivent en 1919-1920. Le principe des mandats est accepté à la conférence de la paix de Paris qui prévoit une zone de contrôle de tutelles directes au profit des mandats de la Société des nations (SDN) et la gestion temporaires des puissances européennes qui s'engagent à l'indépendance dans un délai raisonnable. « Les conférences interalliées qui se déroulent entre l'été 1919 et avril 1920 déterminent la répartition des mandats : la Syrie et le Liban pour la France, la Palestine, la Transjordanie et l'Irak pour l'Angleterre. Le règlement définitif est adopté en avril 1920 à la conférence de San Remo en même temps que les clés de répartition des ressources pétrolières de l'Irak », rappelle Henry Laurens. Le jeu des puissances façonne alors la carte du Moyen-Orient contemporain.

 

La carte de San Remo, 1920.

 

Dans le cadre de ses frontières
Pour Georges Corm, il s'agit de l'exemple type d'un partage colonial fait en dehors des intéressés, « entre les diplomaties des deux géants militaires, économiques et coloniaux de l'époque, la France et l'Angleterre, dont la rivalité avait déjà déchiré tout l'Orient méditerranéen à partir de l'expédition de Napoléon Bonaparte ». Mais il estime cependant que les entités fragmentées créées par l'accord de 1920 peuvent difficilement aboutir à des décompositions plus grandes sous l'effet des développements politiques. Il s'est créé selon lui des « nationalismes provinciaux » qui ne remettent pas en cause l'ordre politique actuel. Il s'oppose aux thèses d'une remise en cause des frontières rendue possible par le retrait américain du Moyen-Orient et le vide stratégique qu'il aurait entraîné, affirmant au contraire que l'influence américaine demeure plus présente que jamais : « La soft power américaine est colossale, et le nombre de régimes arabes qui sont à la dévotion des États-Unis ou qui font de la surenchère sur la politique américaine contre l'Iran est très impressionnant. Croire qu'une puissance impériale a une seule stratégie est une erreur que font la plupart des analystes, et croire en la rationalité des stratégies est une seconde erreur. Un accord avec l'Iran ne fera qu'augmenter l'influence américaine. La stratégie même d'endiguement de la Russie et de la Chine passe par le contrôle du Moyen-Orient. »
Georges Corm rappelle dans la foulée la complexité des situations qui ont besoin de temps pour se défaire et la réunion de plusieurs facteurs qui font défaut, « notamment l'affaiblissement de l'effet d'attraction du pôle euro-américain qui reste très important, les relations avec la Russie et la Chine qui sont encore extrêmement faibles ; il n'y a pas eu de rééquilibrage jusqu'à présent ».
Cette position est partagée par Henry Laurens qui estime que si la solution politique aux conflits politiques syrien, irakien, libanais et palestinien peut impliquer des mesures de décentralisation géographie et d'autonomie, elle intervient dans le cadre de ces frontières. « Près d'un siècle après, les sociétés arabes ont évolué dans un cadre différent et divergent; elles ne sont plus issues du même moule. Il reste cependant un espace intellectuel, des formes linguistiques/artistiques, une réalité culturelle arabe qui est incontestable », estime Henry Laurens.

 

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commentaires (4)

Je ne suis un historien pour discuter de l'accord Sykes-Picot ni de la déclaration de Balfour, mais par tradition familiale francophile, je me permets de dire que la France, au Levant, n'a pas été une puissance coloniale, elle était un tuteur qui s'était engagé à mettre ses deux pupilles, le Liban et la Syrie, sur le chemin de l'indépendance totale. Ni plus ni moins.

Un Libanais

14 h 34, le 16 mai 2015

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Commentaires (4)

  • Je ne suis un historien pour discuter de l'accord Sykes-Picot ni de la déclaration de Balfour, mais par tradition familiale francophile, je me permets de dire que la France, au Levant, n'a pas été une puissance coloniale, elle était un tuteur qui s'était engagé à mettre ses deux pupilles, le Liban et la Syrie, sur le chemin de l'indépendance totale. Ni plus ni moins.

    Un Libanais

    14 h 34, le 16 mai 2015

  • AD PATRES ! ATTENDONS VOIR SES REVENANTS...

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 45, le 16 mai 2015

  • Faut 'il donc, retourner à la case départ ...? par exemple, à l'ère de l'empire Ottoman ou voir à l'époque préislamique...? car bloquer le curseur de la marche du temps et de l'espace ...sur la période intra et post-coloniale ...c'est peut être un raccourci un peu fallacieux.....

    M.V.

    07 h 01, le 16 mai 2015

  • "Georges Corm estime que les entités fragmentées créées par l'accord de 1920 peuvent difficilement aboutir à des décompositions plus grandes. Il s'est créé selon lui des « nationalismes provinciaux » qui ne remettent pas en cause l'ordre politique actuel. Il s'oppose aux thèses d'une remise en cause des frontières." ! Analyse tout à fait surréaliste : en effet, ces "entités créées" sont en pleine décomposition et ces ex-nouveaux nationalismes provinciaux" se décomposent à leur tour en une multitude d'autres "nationalismes" encore plus "provinciaux" ! Par exemple le Liban au bord de la confédération, la Syrie de la partition, la Palestine avec Gaza et la Cisjordanie et in fine l'Irak avec ses trois entités sunnites au centre, chïïte au sud et kurde au nord.... "Sacré" moûmânaäïste, ce Corm !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    03 h 37, le 16 mai 2015

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