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Moyen Orient et Monde - Entretien

« Les Saoudiens sont aujourd’hui inquiets des évolutions internes en Égypte »

Entretien avec le politologue Alain Gresh.

Le large consensus qui a appuyé l’accès de Sissi au pouvoir a aujourd’hui disparu, estime Alain Gresh. Photo HO/AFP

Au cours de ces derniers jours, la succession rapide des événements impliquant l'Égypte a rendu difficile toute lecture claire des objectifs politiques fixés. Les actions diplomatiques déployées par le président Abdel Fattah al-Sissi soulèvent, en effet, un ensemble de questions sur les ambitions à moyen terme du Caire. L'intervention en Libye décriée par le Qatar constitue-t-elle une démonstration de force qui conforte la position égyptienne et lui aménage une marge de manœuvre plus large vis-à-vis de Doha ? L'absence très remarquée du soutien saoudien à travers le CCG est-elle le signe d'un changement dans la relation qui lie les deux pays depuis la disparition du roi Abdallah ? La volonté de mener une campagne hors d'Égypte est-elle un objectif en trompe-l'œil compte tenu des problèmes persistants au Sinaï ? De passage à Beyrouth, le politologue Alain Gresh répond à L'Orient-Le Jour. Il revient ainsi sur l'impuissance des États face au changement, le caractère plus instable des alliances dans un monde multipolaire émergent, et l'insuffisance de la volonté politique pour sortir de la dépendance économique.

 

Depuis l'accession de Sissi au pouvoir, les relations avec l'administration Obama se sont progressivement détériorées, et on a assisté à un rapprochement avec la France et la Russie. Comment expliquez-vous ce repositionnement ?
C'est un peu tôt pour parler de repositionnement. Ce qui est sûr, c'est que dans un contexte de relatives tensions, Sissi a essayé de diversifier les alliances en allant chercher ailleurs des soutiens, notamment auprès de la Russie et de la France. Mais il ne faut pas oublier que son principal appui est en Israël, puisque le lobby israélien à Washington a mené une campagne très forte pour que les États-Unis n'adoptent aucune sanction à l'égard du gouvernement de Sissi au moment du coup d'État (contre l'ex-président Mohammad Morsi), et que les Américains se sont d'ailleurs refusés à qualifier comme tel puisque cela aurait entraîné une suspension de l'aide militaire à l'Égypte. Par ailleurs, je ne pense pas que sur le long terme il puisse y avoir une dégradation des relations : les Égyptiens ont besoin des Américains sur le double plan économique et militaire. Dans une dizaine de jours devrait se tenir la conférence sur les investissements en Égypte ; ils ont besoin du FMI et de la Banque mondiale dans lesquels les Américains tiennent un rôle majeur.

 

On sait que l'Égypte n'a pas obtenu le couvert onusien pour une coalition internationale. On peut se demander si Sissi avait véritablement l'intention de se lancer dans une campagne hors de ses frontières avec les problèmes qui subsistent dans le Sinaï ?
L'Égypte a deux grandes préoccupations stratégiques aujourd'hui : le Sinaï et la Libye. Depuis le début de la division qui a surgi dans le gouvernement libyen, l'Égypte a soutenu l'insurrection du général (Khalifa) Haftar au nom de la lutte contre les islamistes. Elle est intervenue soit en laissant les Émirats arabes unis utiliser ses bases pour bombarder en Libye, soit en agissant directement. Le Caire semble donc favorable à une intervention, mais celle-ci risque de s'avérer problématique. Je ne suis pas sûr que l'armée égyptienne, qui est déjà incapable de régler le problème dans le Sinaï, soit en mesure d'intervenir en Libye. Premièrement, les Égyptiens ont gardé à l'esprit le précédent historique du Yémen où l'armée s'est enlisée pendant des années. Ensuite, il n'existe aucun consensus international pour une intervention militaire. La seule voie est celle de la médiation que les Nations unies entament pour une solution politique. Il me semble que seule cette option peut amener à des actions militaires qui seraient appuyées par un consensus interne en Libye pour se débarrasser des organisations extrémistes et non l'inverse.

 

Les frictions avec le Qatar à propos de l'intervention en Libye ont-elles affaibli la position de l'Égypte, ou l'ont-elles au contraire renforcée ?
Elle a été en partie affaiblie, mais il y a encore un point d'interrogation sur l'évolution de la position saoudienne. Il y a eu l'ouverture d'un dialogue au cours des derniers mois avant la mort du roi Abdallah avec certains groupes en Égypte liés aux Frères musulmans, et il semble que cette tendance se soit accentuée avec l'arrivée de Salmane au pouvoir. Mais les Saoudiens sont aujourd'hui inquiets des évolutions internes en Égypte, et cela risque de poser problème dans la mesure où les ressources essentielles du Caire proviennent aujourd'hui des pays du Golfe.

 

Qu'entendez-vous par « évolutions internes » ?
La situation est instable. Le large consensus contre Morsi qui a appuyé l'accès de Sissi au pouvoir a aujourd'hui disparu. Nous sommes dans une situation marquée par très peu d'activité politique, une répression non seulement contre les Frères musulmans mais contre toutes les forces politiques d'opposition, et où les médias mènent une propagande plus forte que sous le régime de Moubarak. Mon intuition est que le consensus d'une partie de la population (la plus âgée) ne touche pas la jeunesse qui est en dehors des mains du régime. Cela ne signifie pas qu'elle se trouve dans l'opposition politique mais elle peut basculer à tout moment sachant qu'elle est également ciblée par la répression. Le contexte est d'autant plus fragile que le régime n'a aucun projet sur la question fondamentale du développement économique et social. Il attend beaucoup de la conférence prochaine sur les investissements, mais franchement je ne suis pas optimiste.

 

Quel rôle pourrait jouer l'Égypte dans la nouvelle reconfiguration stratégique régionale ?
Toute reconfiguration stratégique sans l'Égypte est impossible. Mais son rôle sera difficile à reconquérir puisque, depuis ces vingt dernières années, c'est un pays en crise et marginalisé. Jouer un rôle régional implique une puissance économique et financière ; or l'Égypte reste dans une logique de dépendance économique qui limite son intervention.

 

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